Brésil : « La crise a ouvert des brèches importantes au sein de la classe dominante, que nous devons exploiter »

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Brésil : « La crise a ouvert des brèches importantes au sein de la classe dominante, que nous devons exploiter »

Rafael Leal est membre de l’Union de la jeunesse socialiste du Brésil, responsable des relations internationales et directeur de la formation politique. Il est étudiant en sciences sociales et professeur de sociologie. Il revient pour Avant-garde sur la gestion de la crise du Covid-19 par le gouvernement Bolsonaro et les perspectives politiques dans le pays suite au renvoi/démission du ministre de la Santé, Luiz Henrique Mandetta.

Rafael Leal

Alors que la majorité des pays dans le monde ont décrété des mesures d’isolement et de distanciation sociale pour faire face au Covid-19, le gouvernement de Jair Bolsonaro a adopté une position à l’opposée, minimisant la gravité de la pandémie. Quelles sont les raisons qui expliquent cette posture ?

C’est une question qui englobe de nombreux éléments. Le premier à distinguer est la pression de certains secteurs de la bourgeoisie pour ne pas bloquer l’économie. Ici, au début des mesures d’isolement social, prises par les gouvernements locaux, des entrepreneurs ont enregistré des vidéos minimisant la pandémie et défendant l’économie. Tous ces entrepreneurs ont des liens forts avec Bolsonaro. Un autre élément est que Bolsonaro est, dans les faits, influencé par des idées obscurantistes telles que celles de la Terre plate, ou que le communisme domine le monde. Il croit donc dans les remèdes magiques au virus, ou d’autres théories du complot. Il y a une semaine, il défendait fermement la chloroquine, allant jusqu’à se déplacer avec des boîtes de ce médicament, qu’il montrait lors de ses réunions publiques. Bolsonaro pense donc réellement qu’il existe une grande hystérie autour de la pandémie.

Un troisième élément est que le président a constamment besoin d’un discours qui polarise autour de quelque chose, pour mobiliser sa base. Il est incapable de tenir un discours de consensus, d’unifier et de conduire la nation comme un républicain. Son modus operandi ressemble beaucoup à celui des anciens régimes nazis et fascistes. Toujours avec des ennemis internes, à moitié cachés, et enflammant les masses contre ceux-ci. Aujourd’hui, les ennemis sont les gouverneurs et les acteurs publics qui défendent l’isolement social et qui ont pour objectif, dans sa vision, de provoquer une grande récession pour l’affaiblir en vue des élections, ou même le renverser.

C’est peut-être ici que se situe le principal élément qui explique sa position actuelle, auquel s’ajoutent bien entendu les autres aspects que j’ai mentionnés. Bolsonaro opère tous ses mouvements en pensant à sa réélection. Il sait que la récession économique va être profonde ; le chômage augmente déjà et cela va beaucoup peser. Dans le bilan de Bolsonaro, le nombre de cadavres ne sera pas élevé, et il est possible que cela soit vrai, car les gouvernements locaux ont pris des mesures responsables. Même son propre ministre de la Santé, Mandetta, était en train de prendre des mesures importantes, sans compter notre système unique de santé publique et universelle (SUS), qui a toujours été critiqué par le président. C’est pourquoi il fait le calcul que l’effet du virus ne sera pas si grand, et, avec ce discours, il renvoie le bilan de la crise économique vers les gouverneurs, qui sont ses principaux adversaires pour les élections. Et remarquons qu’il s’agit de gouverneurs de droite.

C’est un pari risqué, mais qui a démontré une certaine efficacité. Dans les sondages récents, Bolsonaro a perdu du soutien dans la classe moyenne et en a gagné parmi les plus pauvres ; bien que son ex-ministre de la Santé soit toujours le politique le plus apprécié du pays et que presque 70 % pensent que le président ait commis une erreur en le renvoyant. Le jeu est ouvert et les principales équipes qui se disputent le championnat sont la droite et l’extrême-droite, ce qui est un clair désaccord au sein des classes dominantes. Beaucoup va dépendre du rythme de progression de la maladie. Si elle se répand rapidement, Bolsonaro va devoir gérer une pile de cadavres mais, si elle est freinée par les mesures des gouverneurs et l’action du SUS, il va essayer de dire qu’il avait raison et que la faute du chaos économique repose sur les gouverneurs locaux. Un pari audacieux.

Quels sont aujourd’hui les impacts sanitaires de la pandémie sur la population brésilienne, en particulier sur la jeunesse et les secteurs les plus défavorisés et marginalisés de la société ?

Les impacts les plus importants sont sociaux. Le virus a récemment atteint les favelas, où le manque d’eau est fréquent, alors imaginez celui de gel hydroalcoolique, où, dans des logements, vivent jusqu’à douze personnes dans une même pièce. Notre avantage est de disposer d’un système unique de santé, qui touche tous les endroits du pays, un modèle qui devrait être copié à travers le monde. Pourtant, je pense que l’impact sera fort quand le virus se répandra dans les communautés les plus défavorisées. Un autre facteur est constitué par le chômage et l’effet économique de la crise. Beaucoup de ces personnes vivent d’emplois informels et sont actuellement sans revenu. Suite à une grande pression de l’opposition au Parlement, y compris du centre et de la droite, nous avons obtenu l’approbation d’un revenu de base d’urgence de 600 reais par mois, environ 105 euros. Bolsonaro n’avait proposé que 36 euros par mois. Il existe un grand réseau de solidarité mais, même comme cela, les effets vont être très grands. Bolsonaro cherche à ne pas les minimiser, afin de maintenir une atmosphère sociale tendue, ce qui rendrait la population encore plus hostile aux mesures de confinement. La tendance indique que nous allons désormais vivre des moments dramatiques.

Après de forts désaccords avec le président, le ministre de la Santé, Mandetta, a présenté sa démission. Dans quelle mesure cela illustre-t-il des tensions ou des oppositions au sein du bloc de pouvoir et des classes dominantes ?

Mandetta est un type des assurances de santé privées, et il a fini son mandat en revêtant le gilet du SUS et en faisant une défense emphatique du système public de santé et de la science. La pandémie a fait changer les paradigmes. Des représentants et des membres traditionnels des classes dominantes défendent maintenant le fait que l’État dépense autant que cela est nécessaire, qu’il distribue les revenus, qu’il nationalise les hôpitaux, taxe les banques, etc. La pandémie va changer beaucoup de chose à l’avenir. Mais cette division poursuit une tendance que nous avions vue avant, et pas seulement au Brésil. Je crois que cette division de la classe dominante existe dans le monde entier. D’une part, un secteur qui pense que le meilleur modèle pour la reproduction du capital est le modèle victorieux de la Révolution française, celui de l’homme libre de vendre sa force de travail, c’est-à-dire la démocratie libérale. D’autre part, un second secteur qui défend un certain fascisme du XXIème siècle, dans lequel l’État agit avec beaucoup de force pour garantir la surexploitation, avec un programme conservateur au niveau des mœurs, et mobilisant sa base pour vaincre les ennemis cachés et internes.

Aujourd’hui, les démocrates libéraux, qui s’opposaient déjà à Bolsonaro, sont ceux qui ont davantage une position de bon sens dans la crise, se plaçant souvent aux côtés de la gauche sur différents sujets. Le noyau fascistoïde continue lui sur une ligne négationniste et obscurantiste.

Quels sont les effets de cette crise et de la mauvaise réponse du gouvernement sur l’opinion publique ? Cela ouvre-t-il de nouveaux espaces pour l’opposition et ses propositions ?

Comme je le disais plus haut, la gauche n’est même pas l’un des acteurs principaux sur l’échiquier. La crise a encore davantage éloigné l’extrême-droite et les démocrates libéraux. Elle a ouvert des brèches importantes au sein de la classe dominante, que nous devons exploiter. Malgré la bouffée d’air de Bolsonaro dans le dernier sondage, celui-ci a perdu un certain soutien dans l’opinion publique. Nous inspirant de l’idée de Dimitrov sur le front large, notre tactique principale est de construire un front large antifasciste, anti-bolsonariste. Un front de tous, qui défende la démocratie. Cette crise crée un terrain fertile pour cela. La démission de Mandette a frappé les esprits. Elle a unifié ce secteur que j’ai appelé démocrate libéral, et jusqu’à la gauche, dans la critique du président, en exploitant principalement la contradiction de l’idée fallacieuse qu’il constituerait un gouvernement technique. Une idée fallacieuse commune de la droite et de l’extrême-droite certes, mais le ministre a été démis de ses fonctions pour avoir pris des décisions sur la base d’un certain consensus parmi les techniciens. Cependant, certains secteurs de la gauche parmi les plus sectaires insistent à maintenir la polarisation qui nous a conduits à des défaites successives ici au Brésil. Dans cet épisode de la démission de Mandetta, ils ont préféré continuer à dire que le ministre était un privatiseur et qu’il avait voté en faveur du coup d’État, plutôt que d’éroder Bolsonaro. C’est un secteur qui ne comprend pas l’importance du front large pour vaincre l’ennemi central.


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