« En Uruguay, ce sont deux projets de pays qui s’affrontent »

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« En Uruguay, ce sont deux projets de pays qui s’affrontent »

Mateo Curuchet, membre du Comité central en charge des relations internationales de l’Union de la jeunesse communiste d’Uruguay (UJC), afin qu’il nous présente la vision des jeunes communistes sur les récentes élections dans le pays et la situation générale en Amérique latine.

Le 24 novembre prochain doit se tenir le second tour des élections présidentielles uruguayennes. S’y affronteront Daniel Martínez (Frente Amplio, gauche) et Luis Lacalle Pou (Parti national, droite). Pour la première fois en quinze ans, la gauche pourrait perdre la présidence de la République, ce qui annoncerait des revirements importants dans la politique du pays, alors que l’Amérique latine vit un moment de fortes tensions sociales et politiques.

Avant de commencer, peux-tu nous présenter un peu le panorama politique et le système électoral en Uruguay ?

Bien sûr. L’Uruguay est caractérisé par des partis politiques très solides. Du XIXè siècle jusqu’aux années 1970, deux grands partis ont existé dans notre pays : le Parti blanc et le Parti colorado, connus comme « partis traditionnels ». Dans les années 70, les deux partis historiques de la gauche (communiste et socialiste), aux côtés de personnalités progressistes provenant des partis traditionnels, fondent le Frente Amplio (FA, Front large), coalition électorale et mouvement social qui regroupe l’ensemble de la gauche uruguayenne jusqu’à aujourd’hui. Avec la création du FA, les partis traditionnels ont évolué toujours plus vers la droite, jusqu’à composer deux blocs bien définis dans la politique uruguayenne.

Quant au système électoral en tant que tel, nous pouvons dire que chacune des forces politiques est composée de secteurs, ces derniers étant chacun identifiés par un numéro. Le Parti communiste de l’Uruguay est un secteur du FA et est identifié par le numéro 1001. En juin dernier, nous avons tenu des élections internes, lors desquelles chaque force politique a désigné son candidat unique pour le scrutin d’octobre. En octobre se sont tenues les élections générales, qui déterminent la composition du parlement. Les sièges sont répartis de façon proportionnelle, en fonction du nombre de votes obtenus par chacun des numéros qui identifient les secteurs. Au final, si aucun des candidats n’obtient la moitié des votes exprimés, les deux qui sont arrivés en tête s’affrontent lors d’un second tour, qui aura lieu le dernier dimanche de novembre.

Et quels ont été les résultats des élections d’octobre ?

En premier lieu, il faut préciser qu’il s’est agit d’une élection très atypique. Pour la première fois de l’histoire se présentaient plusieurs partis politiques ayant des chances d’intégrer le parlement. En plus des trois grands partis politiques (le FA et les deux partis traditionnels), neuf autres partis se sont présentés. De tous ces derniers, celui qu’il convient particulièrement d’analyser est Cabildo Abierto (Assemblée ouverte). Il s’agit d’un parti politique fondé il y quelques mois à peine par d’anciens militaires. Leur candidat à la présidence est l’ancien commandant en chef de l’Armée de terre, Guido Manini, ce qui a provoqué de grandes inquiétudes car celui-ci a des positions réactionnaires, d’ultra-droite, et qu’il a réussi à capter une part importante de l’électorat.

Dans les grandes lignes, nous pouvons dire que le FA a obtenu 40 % des suffrages, suivi par les Blancs avec 30 %, les Colorados avec 12 %, et 10 % pour Cabildo Abierto, le reste se divisant entre d’autres petits partis.

Quelle analyse les communistes font-ils de ces résultats ?

Ces résultats sont aigres-doux pour nous. Nous avons la sensation amère qu’il s’agit d’un faible résultat pour le FA. Quelques secteurs historiques, comme le Parti socialiste, ont très peu voté, ce qui nous inquiète, car nous avons besoin que toute la gauche soit forte pour affronter ce moment historique. L’autre grand motif de préoccupation est le bon résultat de Cabildo Abierto, qui arrive à 10 % avec un discours misogyne, xénophobe et réactionnaire, soutenu explicitement par Bolsonaro, légitimant un discours très dommageable à la classe ouvrière uruguayenne.

D’un autre côté, le Parti communiste a réussi à obtenir un résultat excellent, doublant son électorat habituel et multipliant sa représentation parlementaire. Nous sommes passés d’un sénateur (sur 30) et d’un député (sur 99) à deux et sept. Il ne nous a manqué que quelques votes pour obtenir un troisième sénateur. Lors de ces élections, notre parti a grandi en termes de votes, d’organisation, de taille et d’impact dans la vie politique nationale. Cependant, nous avons toujours dit qu’il ne servait à rien d’avoir beaucoup de sénateurs et députés si le FA perdait le gouvernement, car cela signifierait un dur coup pour la vie des plus humbles de notre pays.

Les causes du résultat du FA sont diverses. Parmi celles-ci, nous pouvons mentionner l’usure après 15 ans de gouvernement de gauche, les attaques médiatiques constantes contre le gouvernement à chaque décision prise. À son tour, la structure militante du FA a été affaiblie par un désenchantement généralisé vis-à-vis de la politique, ce qui a eu un impact sur notre portée territoriale. Auparavant, malgré les médias, notre voix parvenait partout, grâce aux militants. Aujourd’hui, comme nous avons moins de militants, il est plus difficile de contrer cet effet.

Dans cette situation, comment faire face à un second tour ?

La nuit même de la fermeture des urnes, en octobre, la droite a réussi à construire un accord qui lui permette d’obtenir des majorités parlementaires. Ils appellent cela la coalition multicolore, mais nous savons qu’il s’agit du gris de toujours, avec un peu de vert militaire. Cela a rendu plus difficile notre travail, car l’argument de la gouvernabilité et des majorités propres est très fort dans notre système politique. Néanmoins, les sondages pointent une élection ouverte (avec un léger avantage pour la droite) et nous luttons donc pour renverser la tendance. Actuellement, notre campagne se fait vote par vote, en tentant de convaincre toutes celles et ceux qui n’ont pas voté en octobre pour que cette fois-ci, ils le fassent, car nous savons très bien ce qui est en jeu le 24 novembre.

En Uruguay, il y a aujourd’hui deux projets de pays en débat. Le projet de croissance avec justice sociale, incarné par le Frente Amplio, et le projet néolibéral de la droite, qui est un échec dans le reste du continent. Le projet néolibéral est de plus aggravé par l’irruption de ce parti militaire, qui cherche à réduire tous les droits sociaux obtenus dans notre pays grâce aux gouvernements progressistes, qui remet en cause la loi sur l’avortement, celle sur le cannabis, les huit heures de travail pour le travailleur rural et bien d’autres conquêtes.

Tous les jours, nous voyons dans les médias une Amérique du sud profondément troublée. Comment les élections uruguayennes s’insèrent-elles dans ce contexte ?

En premier lieu, nous devons tenter de caractériser les différents processus sociaux qui se déroulent dans notre continent, car ceux-ci n’ont pas tous les mêmes caractéristiques, bien qu’ils répondent plus ou moins au même phénomène.

Notre région, avec Chávez, Lula, Evo, Tabaré [Vásquez], Correa et Néstor [Kirchner] à sa tête, a connu un printemps populaire au début de ce siècle. Nos économies ont cru comme jamais auparavant, accompagnées par une grande amélioration des conditions de vie de nos peuples. Cette croissance robuste ne fut bien souvent pas accompagnée d’une croissance de la conscience social, ni de la construction d’une hégémonie culturelle alternative à la dominante. De ce fait, quand ces processus ont commencé à montrer des limites et des contradictions, la droite, qui s’était cachée pendant une décennie, a commencé à montrer les dents. À travers le gigantesque pouvoir médiatique et économique dont elle dispose, elle cherche à mobiliser des secteurs au sein des masses, touchés par le discours sur l’inefficacité et la corruption, en imposant même l’idée que les gouvernements populaires sont autoritaires, alors qu’en réalité la démocratie et la diversité n’ont jamais été aussi respectées qu’au cours de ces années en Amérique latine.

En Argentine, tout l’échafaudage médiatique a installé le discours sur la corruption, afin de faire gagner les élections à la droite à la régulière, bien qu’elle ait ensuite détruit le pays avec son modèle néolibéral sauvage. Au Brésil, la droite a dû recourir à la corruption de la justice pour se débarrasser de Lula et en Équateur, à la trahison pure et simple. Le cas vénézuélien mériterait un entretien à lui seul, mais nous voyons là-bas la stratégie de déstabilisation menée à l’extrême.

Mais le problème pour la droite est que le peuple n’est pas stupide. Le néolibéralisme retire des droits et vide les poches des plus vulnérables, c’est pourquoi les manifestations se sont déclenchées en Équateur et le climat social s’est tendu en Argentine et au Brésil. Le Chili est un cas particulier : après vingt ans de néolibéralisme, le peuple en a eu assez et est sorti dans les rues pour réclamer un changement. Ces derniers jours, nous avons vu avec une profonde douleur le coup d’État en Bolivie, où la droite n’a pas pu se débarrasser d’Evo à la régulière et a donc eu recours à la force.

L’impact électoral de cette situation sur notre pays est difficile à mesurer. D’un côté, on peut affirmer que le Chili est un exemple flagrant des effets du modèle néolibéral, et cela a été utilisé comme argument de campagne. Mais de l’autre côté, les médias affirment avec insistance depuis 2013 que si le FA est au pouvoir, nous allons nous devenir un nouveau Venezuela. C’est un discours qui s’est installé dans certains secteurs de la population, malgré les preuves innombrables du contraire.

Le climat régional n’a pas encore atteint notre pays. Nous vivons dans un climat de paix absolue et la campagne électorale se déroule de façon tout à fait normale. Il est difficile de prévoir ce qui arrivera après les élections. Dans tous les scénarios, nous pouvons affirmer que la conflictualité sociale augmentera, que le FA gouverne en minorité ou que la droite soit aux commandes. Les organisations sociales ont déjà averti qu’elles ne resteraient pas les bras croisés pendant que la droite détruirait les droits conquis.

C’est un moment difficile pour notre Amérique et nous pouvons dire que nous sommes dans une situation pire qu’il y a dix ans. Cependant, les communistes et toutes les forces populaires et anti-impérialistes sont en lutte et mobilisés pour récupérer nos pays, pas à pas. Il y a déjà des signaux positifs, tels que la victoire d’Alberto Fernández en Argentine et la libération de Lula, qui démontrent que le pillage néolibéral a le souffle court. En Uruguay, nous ferons tout notre possible pour gagner, car cela permettrait de freiner l’élan avec lequel la droite avance sur notre continent. Le résultat est incertain, mais sachez, camarades, que nous n’allons pas baisser les bras.


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