Filmer en militant, militer en filmant

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Filmer en militant, militer en filmant

Bertolt Brecht, homme de théâtre a toujours défendu une union de la pédagogie et du plaisir, il veut rapprocher l’art théâtral d’un rôle proche de celui des « maisons d’enseignement ». Pour lui, il faut combiner la pédagogie et le plaisir :

« [Le théâtre] fabrique ses reproductions praticables de la société, qui sont en mesure d’influer sur elle, entièrement sur le mode du jeu : aux bâtisseurs de la société il expose les expériences vécues par la société, celles d’hier comme celles d’aujourd’hui, mais de manière à faire une jouissance des sensations, des idées et des impulsions que les plus passionnés, les plus sages et les plus actifs d’entre nous tirent des évènements de l’heure ou du siècle. »  

Brecht écrit ce plaidoyer pour l’alliance du plaisir et de la pédagogie en 1948. Aujourd’hui, lorsque l’on parle de « jouissance des sensations, des idées et des impulsions », on peut penser non seulement au théâtre, mais également au cinéma engagé.

On le voit dans les pratiques militantes de gauche : le recours au ciné-débat pour échanger autour d’un sujet politique est plus qu’utilisé. Le cinéma est aujourd’hui reconnu comme un outil d’éducation populaire. On pourrait dater cette fonction au ciné-train de Medvedkine en URSS qui allait filmer les ouvriers et diffusait les images le lendemain : elles étaient de véritables points de départ à des discussions politiques.

Presqu’un siècle plus tard, on retrouve un peu de cela dans la démarche de François Ruffin, qui a parcouru la France en brandissant son film comme un outil de débat, comme un point de départ à des mobilisations plus grandes : Le réveil des Betteraves, Nuit Debout ou encore la campagne des législatives avec Picardie Debout. L’œuvre militante n’est pas fermée, elle est destinée à amener vers quelque chose, que ce soit une réflexion individuelle ou une mobilisation collective elle éveille en nous quelque chose d’autre que la simple satisfaction esthétique.

Son film n’est pas particulièrement une œuvre comme on peut en voir dans les salles d’art et d’essai: on a plutôt l’impression d’un reportage sur le vif. Le scénario n’était pas arrêté au départ, tout se construit au fil de la lutte pour les Klur : vont-ils parvenir à s’en sortir ou non ? Quelle stratégie adopter pour attaquer le plus efficacement possible tout en les protégeant au maximum ? Ruffin nous invite à suivre toute la progression de cette « farce sociale » qu’il est en train de mettre en œuvre à travers le sauvetage d’un couple qui risque de tout perdre.

Or, ce n’est pas Les Misérables que l’on nous rejoue à l’écran mais bien le réel et les rapports de domination sont plus que violents et présents ici. Le réalisateur nous montre que certaines choses sont possibles. Ce film est une véritable démonstration de la violence des rapports de classe et il a un objectif : réveiller celle qui se fait exploiter.

Il y a des centaines de milliers de Klur pour quelques Bernard Arnaud, les fameux 1% qui profitent des 99% d’autres. Le film devient alors un véritable outil d’éducation populaire : diffusé autant dans les facultés que dans les usines il vise à rassembler et à « mettre debout » tous les spectateurs. Qui aurait pensé qu’il serait allé jusqu’aux Césars ? C’est Merci Patron ! qui a été le vecteur d’une volonté politique, celle de donner la parole à celles et ceux que l’on entend peu et qui a permis de l’exprimer toujours plus fort au fil du temps et des opportunités politiques.

Le cinéma engagé suit, retrace, invente des parcours militant. Robin Campillo, réalisateur de 120 battements par minute, met le doigt sur quelque chose de très important : comment redorer le blason du militantisme ?

«  (…) C’est la différence, à mon sens entre la lutte et les causes, les luttes engageant le corps et l’intimité. En ce sens, Act up hérite de la lutte des femmes pour le droit à l’avortement. Une des figures impures du cinéma aujourd’hui, c’est le militant. J’essaie de montrer avec ce film, la richesse du militantisme. […] La politique c’est aussi faire entrer dans le champ de la fiction des figures qui n’y étaient pas les bienvenues. »  

Comment faire entrer dans le champ des personnages dans lesquels toute la population ne peut pas se retrouver, comment mettre en scène avec succès des gens qui ne feront pas écho à tout le monde ? Dans 120 battements par minute, le réalisateur nous montre des gens en souffrance mais surtout en lutte, c’est la lutte qui prend le dessus sur la souffrance, toujours. Il nous montre des gens qui doivent se battre pour vivre, pour simplement exister aux yeux des autres et qui sont obligé de « choquer » pour cela.

Fausses poches de sang explosées à la figure, Die-in géant, toutes ces actions ont pu avoir des réceptions très antipathiques voire même haineuses car les militant·e·s d’Act up sont une minorité et les minorités subissent la haine et le rejet. Campillo parvient à rendre tout cela beau et émouvant et c’est là tout l’intérêt du film. Reprenant les méthodes d’Act up il choque, c’est un outil militant mais il joue aussi sur le pathos et c’est en cela qu’il le rend puissant : Il est militant et esthétique.

Or, contrairement à Merci Patron ! il se cantonnera à un certain type de public : long, chargé émotionnellement, avec un souci esthétique affiché, ayant pour sujet une lutte minoritaire, il n’est pas accessible à toute·s comme peut l’être le film de Ruffin. Néanmoins il reste inséparable de la notion de cinéma engagé.  

Mais alors, pourquoi rapprocher un “film de lutte des classes” avec un film de “lutte activiste” d’une minorité ? Et bien mélangez 120 battements par minute et Merci Patron ! et vous obtenez Pride. Parce que les luttes minoritaires peuvent, doivent alimenter la lutte des classes. Parce qu’elles en font partie tout simplement. Dès lors que l’on sort du sentier tracé par la bourgeoisie, nous devons nous allier. Et c’est tout le sens du combat de Mark Ashton qui, en tant que gay, connaît les mêmes coups de matraque que les mineurs. C’est ainsi que naît l’association « Lesbians and gays supports the miners », c’est ainsi que l’on voit à l’écran l’union des luttes, que l’on appelle aujourd’hui intersectionnalité.

Tout cela est en fait la résurgence d’une conscience de classe : les puissants nous frappent parce que l’on est ouvrier, parce que l’on est homo, parce que l’on est noir·e, parce que l’on ne correspond pas au schéma de société qu’ils ont tracé pour gouverner. L’intersectionnalité effraie car cela voudrait dire que nous sommes capable de nous unir pour lutter et pour démasquer l’hypocrisie qui cache la lutte des classes.

Merci Patron ! et 120 battements par minute n’abordent pas la lutte des classes directement. Dans le premier, nous avons le schéma simpliste (mais c’est ce qui fait l’efficacité du film et qui a fait les grands romans du XIXème) d’une famille malmenée par un puissant inaccessible. Le deuxième des malades malmenés par une industrie pharmaceutique insensible. C’est dans l’alliance de la lutte pour des droits sociaux et de la lutte contre les discriminations que l’on obtiendra sans doute une conscience de classe que l’on retrouve dans Pride.

Ce qui est important de retenir aussi c’est que ces trois films sont des histoires vraies, de véritables tranches de vie, des combats auxquels on a cru, des luttes viscérales et nous avons la chance d’avoir l’outil cinématographique pour les soumettre à la vue de tou·te·s.

Pour aller plus loin

Histoire du cinéma engagé par l’UPOPI


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