Harcèlement scolaire : “Beaucoup de situations graves pourraient être évitées si on avait le temps et les moyens”

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Harcèlement scolaire : “Beaucoup de situations graves pourraient être évitées si on avait le temps et les moyens”

Alors que la question du harcèlement scolaire a fait l’objet d’une forte mise en lumière en cette rentrée, la Première ministre Elisabeth Borne a présenté son plan interministériel de lutte contre ce phénomène. À cette occasion, l’Avant-Garde a rencontré Brice Castel, secrétaire général du SNUASP-FSU, premier syndicat des assistants sociaux de la fonction publique. 

Comment peut-on caractériser et chiffrer aujourd’hui le phénomène du harcèlement scolaire ? 

En termes de chiffres, il est difficile d’avoir des éléments précis, mais le Ministère parle de 700 000 élèves concernés. Ce qui est sûr, c’est que c’est un sujet qui existe depuis toujours, mais qui a une acuité particulière avec d’un côté l’actualité médiatique, et de l’autre le développement des réseaux sociaux. Désormais, la frontière entre ce qui se passe à l’école et en dehors de l’école est plus floue qu’auparavant. 

Il y a beaucoup de choses que l’on caractérise à juste titre comme du harcèlement qui se traitent à l’échelle de l’établissement et qui se résolvent sans que ça ne déborde plus que ça. Et puis il y a des situations qui malheureusement sont plus graves, où c’est extrêmement compliqué d’intervenir. Ces situations demandent du temps pour être traitées pour éviter que le phénomène s’enkyste. Beaucoup de situations graves pourraient être évitées si on avait le temps, les moyens et le personnel formé pour les prévenir et les prendre en charge.

Dans le plan présenté par Elisabeth Borne, il y a tout un volet lié à la sanction, avec notamment une volonté d’exclure des réseaux sociaux des harceleurs. Est-ce une piste intéressante pour lutter contre ce phénomène ? 

On se pose d’abord la question de la faisabilité de ces sanctions, car entre les annonces et la réalité du terrain, il y a une grande différence. Par exemple, pour le décret de rentrée permettant d’exclure les élèves harceleurs des établissements, on ne sait toujours pas comment mettre en place cela concrètement. De la même manière, sur les réseaux sociaux, je ne sais pas comment on rend effective une mesure comme celle-ci, donc je demande à voir. 

Après, il est clair que la sanction fait partie du traitement éducatif du harcèlement, à condition qu’elle ne soit pas détachée justement de la question éducative. Il ne faut pas oublier qu’un élève harceleur, ça reste un élève et un enfant, et donc il doit être accompagné pour comprendre ce qu’il a fait pour éviter que ça se reproduise. 

Il y a donc aussi un travail à faire auprès des élèves harceleurs ? 

Évidemment, car on ne peut pas se contenter de les punir et de les mettre au ban de la communauté scolaire. Oui, car quand on parle de harcèlement, on parle de questions beaucoup plus larges : le vivre ensemble, l’acceptation des différences… Et donc la question, c’est de dégager du temps pour traiter ces questions dans le fond. On peut rester sur un mode “action-réaction” de manière un peu spectaculaire, mais il ne faut pas oublier qu’un enfant harceleur ou délinquant, c’est aussi un enfant en danger, qui ne va pas bien, et qui a besoin d’un accompagnement pour traiter ces situations de manière apaisée. 

Côté classe, le gouvernement annonce la mise en place dans certaines écoles pilotes de  “cours d’empathie” à l’école. Que peut-on attendre de telles séances ? 

Il y a deux questions à ce sujet. D’abord, il y a ce que peut faire au quotidien chaque acteur dans sa relation avec les élèves : avoir une vigilance, une position éducative sur ces questions, travailler ces questions de vivre ensemble au quotidien. C’est essentiel.

Et puis il y a la question de la prévention ciblée, avec des séances en classe. Aujourd’hui, des choses existent, mais la réalité, c’est qu’il y a encore ici un problème de temps et de professionnels formés. Ces séances sont souvent faites par des équipes pluriprofessionnelles (assistantes sociales, infirmiers …), dont c’est une des missions principales. Mais au regard du nombre de postes et du temps de présence de ces professionnels dans les établissements, cela passe trop souvent à l’as. Il y a besoin de ces temps pour développer le dialogue, expliquer, libérer la parole, faire prendre conscience aux élèves que se moquer d’un autre ce n’est pas anodin, etc. 

Encore une fois, il faut aussi travailler pour construire une école qui développe au quotidien les questions de respect de l’autre et de bienveillance. Ce sont des mots qui sont à la mode et qui peuvent paraître creux, mais qui sont fondamentaux pour nous. 

Au-delà, il faut réfléchir à un système scolaire qui ne pousse pas à la concurrence exacerbée, car cela peut participer d’un fonctionnement de pensée qui peut avoir des dérives. Développer la coopération plutôt que la concurrence entre les élèves, cela fait aussi partie de ce travail de prise en compte de l’autre. 

En dehors de la classe, les équipes de vie scolaire des collèges et lycées sont souvent aux avants postes sur les questions de harcèlement. Quel rôle jouent-elles dans la lutte contre ce phénomène ?

Les équipes de vie scolaire permettent de repérer des signaux de harcèlement qui se jouent surtout dans les moments où ils interviennent, par exemple à la pause méridienne. Elles font aussi un travail de sensibilisation au quotidien dans ces temps informels, ce qui est un levier important pour faire passer des messages aux élèves. Leur rôle est essentiel pour échanger avec les élèves, prendre la température, relever les éléments qui peuvent inquiéter… 

Dans un second temps, les vies scolaires doivent disposer de relais pour pouvoir travailler avec différents professionnels en fonction des situations. Mais aujourd’hui, les moyens sont limités et on surcharge les vies scolaires en mission. Maintenant, c’est le harcèlement, il y a quelque temps, c’était l’absentéisme, encore avant, c’étaient les violences intrafamiliales… C’est très bien sur le papier, mais s’il n’y a pas le temps de faire ce travail-là, on passe à côté de situations qui peuvent être graves. Les moyens sont aujourd’hui clairement insuffisants pour ces missions.

Vous êtes secrétaire général du syndicat des assistants sociaux de la fonction publique. Quel rôle jouent les assistants sociaux dans la lutte contre le harcèlement ? 

Nous avons une tâche importante de recueil de la parole des élèves et de mise en lien de l’école et de la famille, c’est-à-dire avoir un rôle de médiateur. C’est important, car ces questions de harcèlement génèrent beaucoup de crispations entre les familles dont les élèves sont victimes et les établissements scolaires. 

Prenez par exemple ces images qui ont tourné récemment d’une mère qui allait “régler des comptes” à la sortie d’un établissement. C’est important donc d’avoir des médiateurs qui sont formés à faire cela, et qui peuvent remettre de l’huile dans les rouages entre l’institution et les familles. Et puis on travaille avec les élèves sur ce que l’on appelle les “compétences psychosociales”, c’est-à-dire la gestion des émotions, le travail à faire sur soi pour s’inscrire dans un groupe… 

Sur quels moyens pouvez-vous compter pour faire ce travail ? 

Il faut savoir qu’il y a 2 800 assistants sociaux sur toute la France, pour 12 millions d’élèves. Donc par définition, tous les établissements du second degré [collèges et lycées, NDLR] ne sont pas couverts. Quand elles sont présentes, les assistantes sociales ne le sont qu’une journée ou une demi-journée, ce qui n’aide pas à leur identification par les élèves. On tente de créer un lien malgré tout en allant en classe régulièrement. 

Il y a le bureau de l’assistante sociale qui est un lieu dans lequel un élève peut se rendre pour parler de ses difficultés, mais il est certain qu’il y a une déperdition des informations, car c’est un travail de fourmi d’ajuster les choses avec la vie scolaire, l’équipe enseignante, la direction. Donc l’absence de moyens pose un réel problème. 

Et puis il y a l’absence quasi totale de services sociaux pour le premier degré [écoles maternelles et élémentaires, NDLR] qui est un choix politique. Au vu des faibles moyens, le choix est fait de tout mettre au collège et lycée, car il y a un public qui a particulièrement besoin d’accompagnement social. Les assistantes sociales auraient aussi toute leur place dans les écoles, car les professeurs là-bas sont bien souvent isolés sur ces problématiques. Mais aujourd’hui, on n’a pas les moyens de faire cela. 

Ces derniers jours, un courrier du rectorat de Versailles envoyé à des parents d’un élève victime de harcèlement a montré un traitement très problématique de ces sujets. Depuis, d’autres courriers similaires ont  été découverts. Comment expliquez-vous un tel traitement par les administrations de l’Éducation nationale ? 

Il y a d’abord une réalité qui est que dans les administrations de l’Éducation nationale, les personnels ont vu leurs moyens se réduire drastiquement. Il y a donc une impossibilité aujourd’hui de prendre le temps nécessaire face à ces situations et de peser les choses lorsqu’un courrier est fait à des familles. 

Mais il y a un élément plus structurel qui est la philosophie politique de notre ministère, qui donne des orientations très rigides, en complet décalage avec ce que vivent les agents sur le terrain. Les courriers dont on parle en sont l’illustration : dans une situation pareille, on ne peut pas envoyer un tel courrier. Il aurait fallu s’en rendre compte avant. 

Ce qui était exprimé par cette famille, c’est avant tout une crainte, une souffrance : cela nécessite un traitement humain, et pas purement administratif. Il faut donc remettre de l’humain au centre des services publics, ce qui n’a pas été fait ces dernières années. 

Les annonces faites par Elisabeth Borne semblent se faire sans que des moyens importants soient dégagés. Y a-t-il un risque d’un rendez-vous manqué sur le sujet ? 

C’est un problème qu’on identifie depuis plusieurs années maintenant. Quand il y a une problématique qui émerge médiatiquement, surtout quand le sujet ne porte pas à débat comme c’est le cas ici, on voit des annonces et de la communication. Sur le harcèlement, on a mis en place des “référents harcèlement” dans les rectorats, mais on n’a pas créé de postes. On a simplement ajouté à des personnels une nouvelle mission, sans leur dégager du temps ou des moyens pour le faire. 

Alors, je sais, on va nous dire qu’on ramène toujours tout aux moyens, mais on est convaincus que sur la question du harcèlement, si on veut vraiment une politique forte, on ne peut pas se contenter d’annonces et de dispositifs à droite à gauche. Il faut des actes forts, c’est-à-dire débloquer des moyens, car c’est un investissement pour l’avenir. 


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