« Le passage au tout électrique sert de prétexte aux constructeurs pour délocaliser »

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« Le passage au tout électrique sert de prétexte aux constructeurs pour délocaliser »

L’industrie automobile est au cœur des débats, notamment depuis la décision européenne d’en finir avec les moteurs thermiques, à l’horizon 2035. Pourtant il s’agit là d’un pilier de nos sociétés : la mobilité individuelle — qui ne doit d’ailleurs pas être opposée à la mobilité collective. 

À rebours du manichéisme et de la dimension parfois caricaturale que peut prendre ce débat, Denis Bréant et Jean Philippe Juin, animateurs de la filière automobile pour la fédération des travailleurs de la métallurgie à la CGT, ont répondu à quelques-unes de nos questions concernant l’avenir industriel de l’automobile et plus particulièrement de son hybridation.

D’abord, ne crains-tu pas que l’opposition que certains tentent d’imposer entre industrie et environnement, entre l’emploi et le besoin de trouver des solutions viables, ne permette pas de construire sereinement l’industrie automobile de demain ?

Tout d’abord, il n’y a pas de réponse unique aux besoins de mobilité soucieuse de l’environnement.

En fonction des besoins, il y a des complémentarités à développer entre véhicules électriques, thermiques et hybrides, mais aussi entre réponses individuelles et collectives (transports en commun). La filière automobile doit contribuer à répondre aux enjeux sociaux et environnementaux en proposant des véhicules abordables à tous et pas seulement aux ménages aisés. 

En France nous avons les moyens de concevoir des voitures électriques légères à prix abordable, pour les déplacements quotidiens par exemple. La Dacia Spring (fabriquée en Chine) pour être vendue dans l’hexagone a vu son prix passer de 16 900 € à 20 800 €, soit une augmentation de près de 3 000 € en 2 ans !

Pour répondre aux besoins sociaux et environnementaux, le mix électrique et thermique conserve tout son sens. La FTM CGT considère comme une priorité l’élaboration d’un modèle de développement permettant une mobilité accessible à toutes et tous et qui réponde au besoin de la population. Les décisions politiques actuelles auront un impact néfaste pour les salariés et les usagers, car elles ne répondront pas aux problèmes. 

La plateforme automobile (PFA) présidée par Luc Chatel considère, que, sous couvert d’environnement, de norme CO2, les politiques doivent se donner bonne conscience, mais à aucun moment ils ne remettent en cause la stratégie des constructeurs. Depuis des décennies ces derniers privilégient la marge au volume. L’électrification des véhicules se réalise sur le même modèle économique.

Cette stratégie n’a jamais été remise en cause par l’Europe et nos gouvernements respectifs. Pire, les aides de l’État sont toujours plus conséquentes et données sans contrepartie, ce qui met à mal l’emploi dans la filière !

Concrètement, que représente l’automobile dans l’ensemble de la production industrielle française aujourd’hui ?

La filière industrielle représente environ 200 000 emplois et la branche des services de l’auto 421 000 emplois. Entre la période 2005 et 2020, Renault aurait diminué ses effectifs de 31 %. PSA (maintenant Stellantis) aurait supprimé 50 % de ses effectifs.

La balance commerciale de l’automobile affiche donc un solde négatif de 19,9 Md€ sur l’exercice 2022, soit près de 2 milliards de plus qu’en 2021 (— 18 Md€) et 4,4 Md€ de plus qu’en 2020 (– 15,5 Md€).

Parmi les dix voitures les plus vendues en France, seules la Yaris et la 3008 sont assemblées dans l’hexagone.

Le vieillissement du parc automobile français affiche désormais un âge moyen de 11,3 ans pour peu plus de 415 millions de voitures particulières en circulation.

Il est vraiment temps de ne plus laisser l’avenir de notre filière aux décisions des donneurs d’ordre et des politiques soumis au capital. 

Quel impact sur l’emploi aura la décision européenne ?

On estime que la filière pourrait perdre encore près de 80 000 emplois d’ici à 2030 avec des conséquences importantes sur des bassins d’emplois qui verraient fermer des usines. 

Le passage au tout électrique sert de prétexte aux constructeurs pour délocaliser les productions de moteurs thermiques en dehors de France, alors qu’on prévoit encore la fabrication de véhicules thermiques pour les marchés autres que l’Europe au-delà de 2035.

Le détricotage de la production de moteurs thermiques aura-t-il un impact positif dans la lutte contre le dérèglement climatique, ou y a-t-il une part de « poudre aux yeux » ?

On ne peut pas nier que les véhicules thermiques ont un impact néfaste sur l’environnement, mais orienter la production uniquement sur des véhicules électriques de type SUV avec de grosses batteries et un poids conséquent n’est pas la bonne réponse

D’abord parce que le véhicule électrique produit également une pollution, mais aussi parce qu’il ne peut pas répondre à la totalité des mobilités dont nous avons besoin. 

Si 80 % des déplacements peuvent être satisfaits par des véhicules électriques de petite taille, avec des petites batteries (que les constructeurs ne proposent pas, et ne produisent pas en Europe), 20 % des déplacements plus longs peuvent être effectués avec des véhicules hybrides, électriques et thermiques en utilisant des e-carburants.

Cette décision semble relever plus de choix politiques et idéologiques que de choix réellement industriels. « À qui profite le crime » ?

Les constructeurs préfèrent fabriquer des véhicules de grande taille, avec une forte valeur ajoutée pour augmenter leurs marges. Ce choix politique aura un impact sur les ménages modestes qui ne pourront pas changer de voiture, inaccessible financièrement. 

Ceux qui risquent de tirer leur épingle du jeu sont les constructeurs chinois avec des voitures qui concurrencent déjà les modèles des constructeurs européens, mais qui vont également proposer des petites voitures électriques, moins chères.

La question de l’hybridation, alliant thermique et électrique, tend à s’imposer dans le débat. Est-ce une solution viable tant pour l’environnement, l’emploi et l’avenir de notre industrie ?

Il faut proposer une solution pour les personnes qui se déplacent sur de longues distances. Avoir une voiture électrique avec une grosse batterie n’a aucun sens pour les déplacements urbains et ne satisfait pas les consommateurs pour les longs trajets. 

Un véhicule hybride permet de rouler en électrique dans les centres urbains et de disposer d’un moteur thermique pour les longs trajets, c’est une solution que nous défendons.

Le rapport des individus à l’automobile a changé. Pourtant, il semble plus que jamais nécessaire de produire des voitures populaires et accessibles. Est-ce encore envisageable ?

En fermant des usines et en licenciant les salariés, on perd forcément le savoir-faire des ouvriers et des ingénieurs qui peuvent relever le défi des nouvelles motorisations et des voitures plus propres. 

Il faut dès maintenant donner un autre avenir à la filière, en gardant notre savoir-faire, proposer des transformations des usines existantes pour répondre au besoin de production de véhicules électriques populaires de segment B pour répondre au besoin de la population et développer les emplois dans la filière automobile.

Est-ce que la réduction de la part modale de l’automobile doit être un objectif ? Si oui, comment y arriver ?

Dans les grands centres urbains, les transports en commun peuvent répondre aux besoins de mobilité, encore faut-il les améliorer pour proposer des transports agréables, disponibles et moins chers. 

Mais pour les trajets de banlieues à banlieues, les trajets ruraux, on aura toujours besoin des transports individuels.

Et les travailleurs dans tout ça ? Quelle perception en ont-ils ? 

Les travailleurs n’entendent qu’un seul discours, celui des politiques et des constructeurs qui imposent la destruction des emplois. Nous avons perdu 80 000 emplois en dix ans, on nous annonce encore la perte de dizaines de milliers d’emplois dans les années qui viennent. Il faut absolument que nous arrivions à faire entendre les propositions de la CGT.

Autre victimes, les citoyens qui subissent le prix des véhicules neufs, c’est un véritable scandale Certains se permettent de dire que la future Renault 5 zéro émission sera une voiture populaire. La FTM considère que si cette voiture peut éventuellement être populaire, son prix de base, environ 23-25.000 euros, ne le sera pas.

Les banques et filiales de crédits ne s’y trompent pas ! Crédit Agricole, Sofinco, BNP Paribas par exemple sont présentes, profitant des véhicules, notamment électriques, de plus en plus chers pour proposer tout leur panel de solutions de financement, et sont en train de constituer un nouvel écosystème (location, abonnements).


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