Les « mégabassines » : la fausse bonne idée. Le cas de la Vienne

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Les « mégabassines » : la fausse bonne idée. Le cas de la Vienne

C’est dans l’ancienne région Poitou-Charentes qu’a émergé depuis quelques mois l’une des plus importantes mobilisations écologistes. 

Au cœur des discordes, plusieurs projets de construction de gigantesques réservoirs d’eau (chacun représentant en moyenne l’équivalent du volume de 120 piscines olympiques). Financés à 70 % par des fonds publics, ils pourraient appartenir et ne profiter qu’à une poignée d’exploitants aux méthodes agricoles conventionnelles.

Les retenues de substitution ont pour objet de remplacer des volumes d’eau prélevés en été dans les nappes phréatiques et les rivières afin d’irriguer par des volumes qui seraient prélevés durant l’hiver quand la ressource est abondante. Sur le papier, l’idée relève du bon sens, mais son application telle qu’elle a été actée laisse présager d’un tout autre résumé.  

Dans la Vienne, ce projet a été lancé il y a bientôt 10 ans par 5 sociétés d’agriculteurs irrigants, appelées Sociétés Coopératives Anonymes de Gestion de l’Eau (SCAGE). Il a abouti, sous l’égide de la préfecture et grâce à son soutien, à la conclusion d’un protocole d’accord prévoyant la construction de 30 « retenues de substitution ». Le protocole négocié dans la Vienne a évolué sur la base de celui qui avait été conclu dans les Deux-Sèvres, plusieurs mois auparavant. Dans la Vienne, la préfecture est passée en force, ne recueillant pas le soutien des principaux acteurs concernés.

Déficit hydrique structurel

La Vienne est un département qui subit un déficit hydrique structurel. L’eau manque, depuis longtemps, et la situation ne s’améliore pas. En 2019, 17,5 % de la longueur des cours d’eau du département sont en assec total ou en rupture d’écoulement. En 2022, cette proportion passe à 35 %, soit 1619 km de cours d’eau qui ont disparu. Une partie d’entre eux reste aujourd’hui, en plein hiver, complètement asséchée ; à l’image de la rivière de la Pallu dans le nord du Département.

Première conséquence : l’effondrement de la biodiversité locale et des pertes piscicoles considérables. Selon la Fédération de Pêche de la Vienne, sur le seul été 2022, les dommages écologiques liés aux mortalités piscicoles sont estimés à minimum 5 millions d’euros (jusqu’à 19 millions d’euros selon une autre estimation intégrant les caractères sauvage et patrimonial des espèces perdues ainsi que les efforts effectués pour leur préservation).

Du côté des nappes phréatiques, mécaniquement, la situation est également catastrophique. « 89 % des piézomètres indiquent encore un niveau inférieur à la moyenne. C’est la deuxième situation la moins favorable de ces 27 dernières années à la même période », indique l’Agence régionale de la biodiversité Nouvelle-Aquitaine début janvier 2023. Certaines restrictions des usages de l’eau à partir des réseaux d’eau potable ont même été maintenues jusqu’au 10 janvier.

L’été 2022 a été marqué par une sécheresse exceptionnelle, l’une des plus importantes de ces dernières décennies. Cet épisode, avec ses conséquences sur le milieu et sur la disponibilité de la ressource en eau, préfigure des adaptations qui s’imposent, dans un contexte où le réchauffement climatique entraînera des sécheresses plus fréquentes et plus intenses.

Conflits d’usages : les prélèvements agricoles en question

La loi française, qui est l’une des plus abouties en matière de gestion de l’eau, impose une priorisation des usages quand les seuils d’alerte de disponibilité de la ressource sont franchis, comme c’est le cas désormais chaque été dans la Vienne. La première des priorités est alors celle de l’accès à une eau potable de qualité et en quantité pour tous les habitants. La seconde est la préservation des milieux naturels et la troisième, enfin, c’est l’usage de l’eau à des fins économiques, parmi lesquelles, agricoles.

C’est dans cette logique de sécurisation de l’accès à l’eau potable et de préservation des milieux que les volumes d’eau prélevables pour l’irrigation ont été établis. Ainsi, dans la Vienne, en plus des volumes accordés aux exploitants irrigants en hiver, s’ajoutent des autorisations de prélèvement pour l’irrigation en été (quand la demande est la plus forte) qui s’élèvent à 17 millions de m3.

Cependant, la préfecture contourne la hiérarchie des priorités établie par la loi et accorde chaque année des volumes dits dérogatoires. Ces volumes additionnels (environ 9 millions de m3) représentent à eux seuls l’équivalent du quart de la consommation en eau des habitants du département. In fine, l’irrigation est le second poste de consommation d’eau, devant la consommation personnelle des habitants, tous usages confondus.

En 2022, les conséquences sur le milieu de ce renversement des priorités ont été catastrophiques. Pire encore, il s’en est fallu de peu pour que l’alimentation en eau potable de plusieurs communes du département ne soit pas totalement coupée. Le préfet de la Vienne lui-même l’a reconnu lors d’une visioconférence qu’il avait convoquée auprès des maires du département.

C’est donc un fait : les conflits d’usage autour de la ressource en eau existent d’ores et déjà dans la Vienne et l’irrigation est au cœur des enjeux.

Substitution : solution ?

Les volumes cumulés des retenues en projet représentent 9 millions de m3, comme les volumes accordés jusqu’alors de façon dérogatoire. Cela ne relève en rien du hasard puisque les projets de retenues sont conçus de sorte à ne plus avoir recours aux volumes dérogatoires, avec pour corollaire de ne remettre aucunement en cause les volumes prélevables en temps normal. 

Autrement dit, la consommation d’eau resterait donc à minima équivalente, si elle ne s’accroît pas. En effet, la contrainte est aujourd’hui telle que les exploitants irrigants ne peuvent pas consommer l’entièreté des 9 millions de m3 pour lesquels ils disposent pourtant de dérogations. Les retenues pourraient leur permettre de disposer de la totalité de ce même volume. De fait, il ne s’agit donc pas de retenues de substitution, mais bien de réserves de supplément.

Si la ressource était abondante en hiver, la solution serait à considérer. Or, la situation hydrique est telle que le remplissage des retenues pourrait être très largement compromis à court terme et davantage encore à plus long terme du fait du changement climatique. C’est le sens des premières conclusions de l’étude Hydrologie, Milieux, Usages, Climat (HMUC) dont les résultats seront officiellement publiés en mars prochain, soit — par ailleurs — plusieurs mois après la signature du protocole d’accord actant la construction des retenues.

Cet empressement, loin d’être anodin, témoigne de la conscience de la préfecture, principale alliée des porteurs de projets, de la non-viabilité de ces projets à plusieurs égards.

Des projets économiquement non viables

Aujourd’hui, la loi autorise déjà les agriculteurs à construire des retenues d’eau sans concertation ni autorisation particulière. Si les exploitants irrigants porteurs de ces projets ont mis tant d’énergie à construire un protocole d’accord, c’est qu’il est la condition sine qua non pour obtenir les financements publics, à hauteur de 70 % du coût total. Les seules retenues prévues sur le bassin du Clain vont coûter 49 millions d’euros d’argent public à la région Nouvelle-Aquitaine (via les impôts) et à l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne (via les factures d’eau).

Sans argent public, la construction des retenues sera abandonnée par les porteurs de projets, puisque sans une socialisation des coûts, aucun profit ne saurait être envisageable. C’est précisément ce qui explique le fait qu’ils ne recourent pas à des emprunts pour financer la construction des retenues.

Rappelons que quoi qu’il en soit tout profit reste hypothétique, le remplissage total des retenues étant très largement compromis. Pour autant, il subsiste pour les exploitants irrigants une motivation de taille à la construction des retenues : toute exploitation raccordée verra sa valeur foncière augmenter. 

Une tentative de repousser les limites sociales et écologiques du modèle agricole dominant

Au total, seulement 119 exploitations agricoles seraient raccordées aux retenues, soit seulement 5 % des exploitations du bassin, qui couvrent 17 % de la surface agricole utile (ce sont donc de grosses exploitations). Au-delà de démontrer l’absurdité des narratifs que tentent d’imposer les porteurs de projets (« s’opposer à la construction de ces retenues, c’est s’opposer au monde agricole »), ces chiffres témoignent de l’ampleur de l’accaparement : 9 millions de m3 d’eau par une poignée de personnes.

Le type de production majoritaire des exploitations raccordées sont des monocultures conventionnelles, dont une part importante est destinée à l’export. Ce sont les productions les moins « utiles » pour le territoire et les plus polluantes, mais aussi les plus profitables pour les exploitants concernés et les agro-industries. L’exemple le plus connu est le maïs dont la culture nécessite de l’eau au plus mauvais moment (en plein été).

Par ailleurs, ces éléments sont à mettre en perspective aux engagements consentis en contrepartie des subventions publiques. 

Les irrigants porteurs du projet des retenues se sont engagés à réduire leur IFT (Indice de Fréquence de Traitement de produits phytopharmaceutiques) de 50 % d’ici 2028. Dans le même temps, le syndicat Eaux de Vienne estime que si les pollutions agricoles cessaient totalement aujourd’hui, il faudrait une trentaine d’années pour dépolluer les nappes phréatiques. Ajoutons que le plan gouvernemental « Ecophyto II+ » prévoit déjà la réduction de l’IFT de 50 % d’ici 2025…

Finalement, si quelques personnes parviennent à s’enrichir, il y aura en parallèle une vaste majorité d’agriculteurs qui ne pourront pas à terme maintenir les rendements exigés par les industries agroalimentaires et imposés par la spéculation sur les matières premières. Les retenues ne seraient au mieux qu’un (coûteux) sursis accordé modèle actuel au seul profit de quelques-uns. L’urgence de l’adaptation du système agricole aux limites sociales, économiques et environnementales de notre époque se fait plus que jamais ressentir.

Des projets conçus à l’envers

Le cœur du problème, c’est que le protocole a été conçu à l’envers. La rengaine capitaliste est toujours la même : repousser les limites sociales et écologiques pour maintenir le taux de profit (à défaut de pouvoir l’accroitre), plutôt que de partir des besoins pour ensuite élaborer des solutions. Bien conscients de l’impasse dans laquelle ils se trouvent, les irrigants porteurs de projets, main dans la main avec la préfecture, ont fait le choix du passage en force.

Cette fois-ci, la pilule n’est pas passée. Le déni de démocratie, les risques de conflits d’usage, l’injustice sociale, le gâchis d’argent public, la déraisonnabilité économique de ces retenues et les menaces qu’elles feraient peser sur l’environnement ont suscité un rare consensus défavorable aux projets.

Du côté institutionnel, les principaux acteurs de l’eau concernés se sont prononcés contre le protocole (Établissement public territorial de bassin, Régie publique de l’eau du Grand Poitiers, Syndicat de Rivière Clain Aval, Syndicat rivière Clain Sud). Depuis, l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne, principal financeur, émet elle-même des réticences.

Côté politique, Laurent Lucaud, vice-président (PCF) du Grand Poitiers en charge de l’eau et de l’assainissement, s’est lui aussi positionné contre le projet. Seule la droite départementale (dont plusieurs membres sont eux-mêmes de grands exploitants irrigants) s’est sans surprise prononcée en faveur du protocole.

Conclusion

De profonds changements s’imposent pour que chaque agriculteur puisse vivre de son travail et produire une alimentation de qualité, de façon soutenable, et qui soit accessible à tous. Les projets de mégabassines ne s’inscrivent aucunement dans cette démarche.

Loin de s’opposer par principe aux « bassines », la mobilisation qui s’organise actuellement ne porte pas contre le « monde agricole », ni contre l’irrigation en tant que telle, ni même contre le principe de la substitution, mais bien contre l’organisation capitaliste du modèle agricole dont les mégabassines sont une manifestation.

La construction de petites retenues est tout à fait envisageable, pour peu qu’elles soient publiques, gérées démocratiquement et pour soutenir des cultures vivrières qui profiteront en priorité au territoire.


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