Les Misérables, la Cité sans misérabilisme

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Les Misérables, la Cité sans misérabilisme

Après Kim Chapiron (Sheitan) et Romain Gavras (Le monde est à toi), c’est au tour de Ladj Ly, membre du collectif artistique Kourtrajmé, de signer son premier long métrage, Les Misérables, chronique pas si ordinaire de la banlieue.

15 juillet 2018. L’équipe de France de football est championne du monde. Partout dans la rue, jeunes et moins jeunes célèbrent la victoire, drapés d’étendards tricolores, algériens, portugais ou marocains. Les banlieusards prennent le RER pour se rendre sur les Champs-Élysées ou au pied du Trocadéro. Certains semblent découvrir la Tour Eiffel pour la première fois.

Ladj Ly décide d’ouvrir son film par ces images de liesse, caméra au poing, au plus proche de l’événement, à la manière d’un journaliste. Ce soir-là, comme rarement, toutes et tous sont citoyens français. Peu importe son quartier, ses origines, sa religion. On est champions. Déjà, les enjeux du film sont posés : est-il possible de vivre ensemble, en France, aujourd’hui ? Sommes-nous tous français à égalité ?

C’est à la déconstruction de ce mythe républicain que s’attelle ensuite le réalisateur en nous proposant une plongée au sein de la cité des Bosquets de Montfermeil, en Seine Saint Denis. Posant sa caméra dans cet endroit qu’il filme depuis toujours, Ladj Ly offre au spectateur une déambulation tragi-comique entre les blocs et les tours, permettant à chacun de rencontrer les protagonistes des ces Misérables des temps modernes. Il y a d’abord les « microbes » : Issa, jeune collégien déjà habitué du commissariat, Buzz et son drone, cinéaste de la cité, qui capte par ses plans aériens les scènes anodines du quartier. Il y a aussi les « grands », qui tentent de « tenir » la cité, chacun à leur manière : « Le Maire » avec ses médiateurs en orange fluo, Salah avec ses prêches à rallonge, « Le Prince » avec ses billets. Il y a surtout tous ces parents, ces enfants, qui vivent là, tout simplement.
Et puis il y a Pento, Chris et Gwada, les trois « baqueux » du quartier, qui tournent toute la journée dans le quartier. Eux aussi, font partie des murs.
Et surtout ce béton, ces barres et cette cité, personnage principal du long métrage.

Tout ce petit monde vit ensemble, dans un équilibre toujours précaire, entre amitié, connivence et défiance.

C’est là le premier tour de force des Misérables : offrir une image de la vie dans la cité, si souvent caricaturée, y compris par le septième art. Des scènes de vie, tout simplement, avec un esprit quasiment documentaire, dans des territoires dont « tout le monde parle, sans jamais y avoir mis les pieds » (Orelsan ft. Kery James, A qui la faute ?). Ladj Ly balade sa caméra sur ces hommes, ces femmes et ces bâtiments, sans jugement, mais sans neutralité non plus.

Car le parti pris est important : malgré des scènes hilarantes durant la première heure, la situation du quartier, ses bâtiments vétustes, sa violence latente est toujours présente, en toile de fond. Et la situation sociale prête à exploser à la moindre étincelle.

C’est ce qui arrive à la suite d’une bavure policière durant la tentative d’arrestation du jeune Issa pour vol. Les insultes des jeunes pleuvent sur les policiers, en même temps que les cannettes et les cailloux. Les insultes aussi en réponse, de la part des forces de l’ordre, visiblement dépassées. La situation s’envenime, la violence monte. Un coup de flash-ball part.

La tension est montée d’un cran, et cette réalité, qui semblait dissimulée par une présentation à priori légère de la cité revient comme un boomerang au visage du spectateur, ramené de force — et avec force — les deux pieds sur le bitume.

À partir de maintenant, et ce, jusqu’à la fin du film, nous voici embarqués dans un thriller haletant, où s’enchaînent des scènes plus irrespirables les unes que les autres, magnifiquement portées par une bande son constituée de nappes électros signées du groupe Pink Noise.
Exit les larges plans filmés aux drones sur une des barres sublimées, ces parties de foot sur le « city » du quartier. Désormais, c’est chacun pour soi. Les flics pour sauver leur carrière — la bavure ayant été filmée par Buzz et son drone —, Le Maire pour récupérer l’enregistrement et en finir avec les baqueux, Issa et ses amis pour préparer leur vengeance, Salah et quelques grands pour tenter de sauver la « paix sociale » dans le quartier.

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À travers son long métrage, Ladj Ly s’inscrit pleinement dans la lignée de ces films se déroulant en banlieue particulièrement réussis.

Il y a indéniablement de La Haine dans cette caméra qui épouse les fenêtres des immeubles et épie ses habitants, dans ces visites de la police au pied des bâtiments. Il y a aussi du Divines dans cette montée en puissance de la violence jusqu’à l’étouffement.

Mais le film innove et impressionne par le traitement si juste des problématiques politiques sous-jacentes.

Les Misérables, film misérabiliste sur la situation des banlieues ? La finesse de ces scènes quotidiennes où se mêlent joies, espoir et désillusion bat en brèche cette accusation. Le tragique de la situation, Ladj Ly choisit de le mêler au comique, avec malice et humour noir. Ainsi en est il de ces descentes de luges improvisées sur des couvercles de poubelle faute d’animations sportives dans le quartier, de ces goûters-philo organisés à la Mosquée en l’absence de structures culturelles pour les jeunes.

Les Misérables, film anti-flics ? L’importance accordée à ces trois policiers, la description minutieuse de leurs rapports avec la population et la description d’une situation politique dont ils sauraient être tenus responsables rend aussi cette accusation obsolète. Ici, Ladj Ly refuse d’opposer habitants et policiers, sans pour autant les traiter à un même niveau. Il ne s’agit pas ici de voir deux « camps » victimes de l’état. Encore moins de déresponsabiliser les personnes derrière l’uniforme, le personnage et les propos de Chris (un des trois policiers) étant suffisamment à charge contre l’individu. Le réalisateur propose ici un constat plus nuancé et complexe : la violence transcrite à l’écran n’est pas la cause de la « situation » dans les banlieues, mais une conséquence de 40 ans de politiques antisociales, au service des plus fortunés, qui amènent la république à déserter des pans entiers du territoire français, abandonnant ses habitants dans des situations économiques invivables.

Ce constat apparaît d’ailleurs comme un écho à la question posée par Kery James dans son film Banlieusards sorti il y a peu : quels sont les responsables de la situation dans les banlieues ?

Et alors que l’on se met à douter, dans un final impressionnant où les cages d’escaliers se muent en champ de bataille, que l’on commence à se demander qui des policiers ou des habitants sont les responsables de ce désastre, Ladj Ly fait appel au poète et placarde à l’écran tel une gifle au spectateur cet extrait des Misérables de Victor Hugo :

« Il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. »

Les responsabilités sont trouvées. Aux responsables d’agir.


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