“Lundi, je ferai grève.”

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“Lundi, je ferai grève.”

Témoignage d’une jeune professeur, contractuelle dans l’enseignement privé, sur sa mobilisation lundi contre les suppressions de postes dans l’éducation nationale.

J’aurais pu dire « pardon, c’est que… je fais grève ». Dans ce mail, adressé au directeur. Par l’entrebâillement de cette porte, derrière laquelle se bat la vie scolaire pour pondre les emplois du temps. Ça a failli sortir aux pauses cigarettes. Ils m’ont plutôt l’air de gauche, ces collègues-là. Ils comprendront sûrement. Et puis non, on ne parle pas de ces choses-là.

J’ai failli dire « pardon, camarades, je ne vais pas faire grève… ». J’y aurais mis les formes. Agrémentées d’une bière ou deux, quelques arguments plus tard, et ce serait passé. Que tu crois ! J’aurais tenté de les convaincre en me convaincant moi-même. Mais on est de la même graine ; ils auraient su. J’ai failli préparer de ces réponses « je serais avec vous quand même, dans mes convictions et dans mes pensées ».

J’ai bien failli dire ça.

C’est con l’aliénation du travail, ça te tombe dessus sans prévenir tout en te faisant croire que ça ne fait pas mal.

Lundi, je ferai grève.

Je me suis décidée après deux jours d’angoisse. Comment on en arrive là après 7 ans d’engagement syndical ?

C’est que le métier de contractuel dans l’éducation nationale, ça peut faire hurler le soir en rentrant, le matin en se levant, sur le trajet aller, sur le trajet retour. Mais ça vous fait marcher poitrine serrée vers le bureau du directeur, yeux baissés en traversant la salle de profs, quand il faut annoncer « je serai absente, je fais grève ».

Contractuel dans un établissement privé sous contrat

Dans mon établissement, ce ne sont pas les raisons de hurler qui manquent mais les voix pour le faire.

Parce qu’on est jeune dans le métier (traduction « totalement novice, sans formation aucune »), on enchaîne les heures de préparations de cours, corrections des préparations de cours, corrections des copies. On a le droit de s’en plaindre mais sans oublier qu’au final, tout le monde est passé par là. Quand on veut du travail… Ce discours est prégnant. A s’en étouffer.

Parce qu’on est contractuel dans le privé sous contrat, le salaire est de 1289 euros net pour un temps plein (environs 250 euros de moins qu’un contractuel dans le public). Il est prévu une augmentation de salaire en novembre. J’ignore encore le montant. Après tout, ça a si peu d’importance.

Le hic reste encore que ce maigre salaire couvre en réalité près de 45 heures semaine et non 18 heures comme c’est écrit sur le contrat. Les 18h, qui équivalent à un temps plein, correspondent aux heures de présence en cours. Le temps de travail en dehors, pour un jeune contractuel, est autrement plus élevé.

Parce qu’on est contractuel, les premiers mois de salaire n’en sont pas. C’est la loi des acomptes : tu ne sais pas ce que tu toucheras à la fin du mois mais tu toucheras quelque chose. Tu sais que tu seras régularisé mais tu ne sais pas quand. Et tu peux faire confiance au Rectorat pour te dire qu’il te comprend, qu’il compatis mais qu’il ne peut rien faire, « ça fonctionne comme ça chez nous ».

Parce qu’on est contractuel, l’affectation est à prendre ou à laisser. On te place à une bonne heure de chez toi, dans deux établissements ? Refuse et ce sont tes droits au chômage que tu perdras. Mais quand on veut du travail…n’est-ce pas ?

Lundi, grève nationale

Il serait difficile d’être exhaustive sans faire de cahier de doléances sur les problématiques du métier. Mais pour le peu qu’on vient d’en dire, faire grève lundi me paraît une évidence.

Blanquer entend supprimer 1800 postes titulaires dans les collèges et lycées en 2019 mais selon la FSU, ce sont 2600 postes qui sont en réalité menacés. Le but étant que les manques soient palliés par un recours aux contractuels. Leur nombre a déjà doublé en huit ans (ils étaient 16 257 en 2008-2009 et 31 624 en 2016-2017) et leur situation professionnelle ne s’améliore pas.

Conclusion : le statut d’enseignant titulaire est menacé, le statut de contractuel, précaire, est renforcé. Tout le monde est concerné.

Alors pourquoi tant d’hostilité à la mobilisation collective dans mon établissement ? Il ne s’agit pas là de traiter du travail des syndicats mais l’aliénation du travail dans l’éducation nationale.

Dans mon collège, on ne fait pas grève. On peut être de gauche, militant syndicaliste, délégué du personnel, en colère contre les annonces gouvernementales. Mais on ne fait pas grève.

Parce qu’il y a les élèves, dont le niveau baisse, dont on fait croire que l’éducation et le bien-être psychologique nous revienne.

Parce qu’il y a le programme à finir, notamment au cas où une inspection pointerait son nez.

Parce qu’il y a le regard des autres, cette pression sociale corporatiste qui s’exerce parfois en salle des profs.

Parce qu’on est dans le privé. Il faut bien se différencier du public sur un point, maintenant que le contraste s’est dilué !

Sous couvert de vocation, on pratique le sacrifice. Les arrêts maladie sont rares, le stress et la solitude sont monnaie courante. Il ne s’agit pas de le taire. Les collègues se parlent et se soutiennent. Mais l’objectif reste de toujours mieux supporter et « faire avec ».

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et mon environnement professionnel ne diffère pas de nombreux autres à ce sujet.

Mais ne serais-je pas, au fond, dans la même attitude que mes collègues si je taisais l’effrayante aliénation, que chez nous on nomme « passion », sous prétexte que ce n’est pas pire ici qu’ailleurs ?

 


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