Morts au travail : des spectres hantent la France

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Morts au travail : des spectres hantent la France

Le 17 mai, un mécanicien de 20 ans est mort dans un garage de Castelnaudary, écrasé sous un plateau de chargement. La veille, un chauffeur poids lourd décédait dans la Sarthe, un étage de son camion lui tombant dessus. Les tragédies s’enchaînent à un rythme trop soutenu pour laisser croire à l’irresponsabilité du patronat français. L’hexagone détient en effet le triste record européen du nombre de morts au travail, et des causes structurelles expliquent cette situation.

Casser le thermomètre pour ne plus voir la fièvre

Aucun grand média ne prend le temps de calculer réellement le nombre de morts au travail en France. La plupart se contentent de citer le rapport annuel de l’Assurance Maladie et arrivent à cette conclusion : en 2020, malgré la baisse d’activité, 550 salarié-es sont mort-es dans un accident du travail ; 221 lors d’un accident de trajet entre leur lieu de travail et leur domicile et 214 d’une maladie professionnelle reconnue. En tout, 985 morts au travail sont donc reconnues en 2020. Ils étaient 1264 en 2019.

Or, ces chiffres ne couvrent que les morts au travail ayant donné lieu au versement d’un capital représentatif de décès par la branche AT/MP du régime général de la sécurité sociale.

Il faut y ajouter les morts au travail non couverts par le régime général, ce qu’oublient de faire des facts checkers comme France Info. Par exemple, le nombre de salariés et non-salariés victimes d’un accident du travail mortel couvert par la Mutualité sociale agricole (MSA) est compris chaque année en 80 et 90 personnes. Cela ne comprend pas les décès liés à des maladies professionnelles ni le risque routier dans les filières agricoles. Le chiffre de l’assurance maladie ne comprend pas non plus, par exemple, les militaires morts en service, les cheminots, les salariés de la RATP, etc.

Pour les salariés du régime général, ces chiffres ne comprennent que les décès au travail ayant été reconnus et ayant donné droit au versement d’un capital. Or, les morts au travail ne sont pas toutes reconnues comme accident du travail, notamment dans le cas des suicides, des accidents de trajet ou des malaises. Dans bien des cas, le patronat argumente pour nier le lien entre le décès et l’activité salariée. Concernant les maladies professionnelles, les faire reconnaître a parfois tout du parcours du combattant. La lutte des travailleurs exposés à l’amiante a pris des années et des milliers sont morts avant d’avoir fait reconnaître une maladie professionnelle.

Il est donc très difficile de connaître le nombre réel de morts au travail. Du moins peut-on dire que les chiffres qui circulent sont largement sous-estimés. 

Malgré les effets d’annonce, pas de baisse en vue

Même en ne considérant que ces chiffres-ci, la France détient le criminel record du nombre de morts au travail en Europe. Pire, contrairement à l’immense majorité des pays européens, ce nombre ne diminue pas en France. L’année 2019 a même marqué un rebond historique. 

Face à l’ampleur du phénomène, un plan national pour la prévention des accidents du travail graves et mortels a été présenté en mars 2022. Un simple coup d’œil aux leviers mobilisés montre le manque terrible d’ambition de ce plan qui risque de se résumer à un effet d’annonce. 

Dans un curieux exercice quasi schizophrénique, le gouvernement identifie les catégories de travailleurs particulièrement exposés au risque d’accident mortel. Nommément : les jeunes, les nouveaux embauchés, les travailleurs précaires, les travailleurs détachés, les indépendants. Toute ressemblance avec les catégories de travailleurs les plus durement touchées par les politiques du gouvernement serait fortuite. 

Face à une telle contradiction, le plan ne peut livrer que des demi-mesures bonnes à maintenir quelques apparences, mais manquant cruellement d’ambition. Pas question de reconstruire les collectifs de travail en réimposant le CDI comme la norme d’embauche et en appliquant le droit le mieux-disant pour les travailleurs détachés. On se contente de « sécuriser la prise de poste des travailleurs précaires » et de « sécuriser les conditions de travail des travailleurs détachés ». Nos lecteurs qui viennent de passer le bac de français reconnaîtront l’oxymore. 

Pas de remise en cause non plus de l’explosion du nombre de travailleurs indépendants, nettement corrélée avec celle des accidents du travail mortels. Alors qu’une grande bataille juridique se mène pour faire reconnaître comme salariés les travailleurs dits « indépendants », le gouvernement est encore une fois à contre-courant de l’histoire sociale en proposant d’« étendre la prévention aux travailleurs indépendants ». 

Un levier, annoncé comme transversal par le gouvernement, résume les ambitions du plan : « déployer une communication proactive et positive ». Sic. 

Quelques pistes de réflexion pour le gouvernement

Si l’on voulait vraiment diminuer le nombre de morts au travail, il serait possible, à partir des propres constatations du gouvernement, de mettre en place des actions immédiates qui semblent évidentes. 

Puisque les jeunes, les salariés sous contrats précaires, les travailleurs détachés et les indépendants sont les plus frappés, imposons le CDI comme norme d’embauche, encadrons strictement la sous-traitance, appliquons le droit du travail à tous et reconnaissons à l’immense majorité des indépendants le statut de salarié qui est le leur. 

Au lieu de proposer un plan de communication, le gouvernement devrait s’inquiéter de la diminution du nombre de médecins du travail. De 5 524 en 2016, ceux-ci sont passés à 4 875 en 2020. Avec un âge moyen de 55 ans pour les personnels en poste et sans effort prévu de recrutement, ils devraient être encore 340 de moins en 2030. De la même manière, la diminution du nombre d’agents de contrôle de l’inspection du travail est inquiétante. Ils ne sont plus que 1 952 en 2020, contre 2 595 en 2010. 

Enfin, les annonces du gouvernement en faveur d’une éducation à la prévention des risques dans la formation professionnelle seraient louables, si celui-ci n’avait pas auparavant confié ladite formation professionnelle aux mains du patronat avec ses réformes de la formation professionnelle et de l’apprentissage. 


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