Norbert Feuillan : « Quand on est commentateur, on est un vecteur de normes »

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Norbert Feuillan : « Quand on est commentateur, on est un vecteur de normes »

Norbert Feuillan est l’un des deux commentateurs français de la fédération de catch américaine All Elite Wrestling dont les shows sont diffusés les mardis et dimanches sur la chaîne Toonami.

Pourrais-tu commencer par nous détailler ton parcours et ce qui t’a amené dans ce milieu ? 

C’est une question assez vaste, il y a eu pas mal de rebondissements. J’ai commencé par co-animer un Podcast en 2006 ou 2007 sur un ancien site nommé Catchland. À cette époque le Podcast n’était pas encore démocratisé, ça s’appelait CLPod. Je pense même qu’il s’agissait du premier Podcast de Catch en France. 

Ce Podcast était suivi par Sturry [NDLR, créateur de la chaîne YouTube C’est ça le Catch suivie par plus de 80 000 personnes]. Ce dernier s’entraînait au catch dans le Nord, en projet de fin d’études. Sa compagne Ludivine devait organiser un évènement et elle a fait le choix d’organiser un show de catch. Sturry savait que je voulais être commentateur et il m’a donc proposé d’animer ce show nommé Art’N’Catch, ce que j’ai fait. 

Sur ce show j’ai fait la connaissance de Marc Mercier, le président de la Fédération Française de Catch Professionnel, l’une des plus grosses structures de catch en France. J’ai travaillé pour lui ainsi que pour White Storm qui était à l’époque le dirigeant de la Tiger Pro Wrestling basée dans le sud de la France. 

J’ai également été le bookeur et le commentateur de l’association N’Catch qui a été créée par Sturry et Ludivine à la suite du show Art’N’Catch. Après ça j’ai passé un casting pour devenir le commentateur de la fédération Dragon Gate sur la chaîne Manga. J’ai gagné le Casting et j’ai eu la chance de commenter du catch japonais pendant 2 ans avec Grégoire Hellot, connu pour avoir travaillé pour le magazine Joy-Pad dans les années 90 et qui est également un célèbre éditeur de manga. 

J’ai ensuite commenté pendant quelques mois la Ring of Honor sur la chaîne l’Équipe 21, car j’ai rencontré Alain Mistrangelo producteur d’émission qui est depuis devenu mon agent et mon partenaire aux commentaires. Cette expérience n’a pas duré longtemps et après ça nous avons présenté pendant un an la New Japan Pro Wrestling sur la chaîne J-One et maintenant l’All Elite Wrestling sur Toonami, le mardi et le dimanche soir. Entre-temps, j’ai animé un Podcast baptisé « La fabuleuse Histoire du Catch américain » sur la chaîne C’est Ça Le Catch. 

Quand es-tu devenu un fan de Catch alors ? 

Je suis le Catch depuis maintenant trente ans… J’ai commencé en 1990 ou 91, je n’avais que 5 ou 6 ans. Ma maman qui est née en 1947 a connu la télévision avec une seule chaîne : à cette époque le catch français était diffusé en prime time et était très populaire. Petite, elle aimait beaucoup ça, du coup quand elle est tombée sur la WWF sur Canal+, elle m’a mis devant. 

À quel genre de réactions es-tu confronté quand tu dis aux gens que tu travailles dans le milieu du catch professionnel ? Y a-t-il des réactions moqueuses ou méprisantes ? 

La plupart du temps les gens sont surpris, car tu ne rencontres pas beaucoup de commentateurs de catch français. Sans compter les remplaçants, nous ne sommes que 4 à la télévision française ; il y en a d’autres dans les petites fédérations. Donc ça surprend et je n’ai jamais eu trop de soucis avec des jeunes, ils sont souvent assez admiratifs, ils trouvent même ça assez stylé. 

C’est plutôt les gens de 45-50 ans qui disent parfois « ah c’est un truc de guignols ça ! »… En fait j’ai eu plus de quolibets quand je ne travaillais pas dans le catch et que j’en parlais que maintenant que je travaille dedans. 

Les gens me demandent souvent « est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est faux ? » Tout le monde le sait, la question on la pose depuis le début du XXe siècle. Même avant en vrai et c’est un secret de polichinelle. Mais je n’arrive pas à m’y résoudre. Je passe souvent pour un relou quand je dis « et toi, quelle est ton idée sur la question ? Qu’en penses-tu ? As-tu envie de voir une perche dans le champ quand tu regardes un film ou une série ? » J’ai toujours beaucoup de mal à cracher le morceau et à briser le kayfabe [NDLR, mot anglais qui désigne le principe de donner l’illusion que les combats de catch ne sont pas arrangés]. 

Globalement le Catch a bien moins mauvaise presse qu’il y a quelques années, notamment grâce à sa diffusion sur NT1 en France. Car beaucoup de gens regardaient ça à l’époque. Aujourd’hui je travaille dans un Pub qui est essentiellement fréquenté par des 18-25 ans et c’est souvent les petits frères et les petites sœurs de ceux qui regardaient ça sur la TNT. Du coup il y a une sorte d’attachement, de nostalgie et le catch n’a plus si mauvaise réputation que ça auprès de la génération qui compte, c’est-à-dire auprès des jeunes adultes. 

La seule exception c’est peut-être le public du Rugby qui se sent très condescendant, fier de représenter un vrai sport de bonhomme qui n’a rien à voir avec le catch où comme dans le football les gars simulent. Mais ça ne va jamais trop loin et quand il y a des remarques homophobes, je quitte la discussion. 

Dans l’imaginaire de beaucoup de gens, le catch est forcément lié aux États-Unis d’Amérique, à l’image d’Hulk Hogan qui brandit le drapeau américain et qui lutte contre les vilains Russes, Irakiens. C’est un domaine qui apparaît comme étant très conservateur. Aujourd’hui peut-on se dire progressiste, de gauche et fan de catch ? Peut-on concilier les deux ? 

Pour ce qui est des drapeaux, chez AEW, Cody Rhodes a essayé de le faire lors de sa rivalité contre le Britannique Anthony Ogogo en jouant le proaméricain. Dans les salles, le public n’avait pas du tout été embarqué par ça, ça ne les intéressait pas. Et plus tard dans son émission de télé-réalité, Cody Rhodes avait reconnu avoir fait une erreur en faisant ça et qu’il s’agissait d’un de ses grands regrets chez AEW ! 

Pour ce qui est de l’antinomie politique, j’ai tendance à penser que j’ai de la chance de ne pas avoir à commenter un mec comme Kane [NDLR, Glenn Jacobs de son vrai nom est le maire républicain de la ville de Knoxville dans le Tennessee, libertarien il est connu pour ses prises de position réactionnaire]. Après il faut prendre un recul en se disant qu’on commente du catch aux États-Unis, un pays où Emmanuel Macron est Che Guevara voire peut-être même Trotsky… 

C’est donc assez difficile d’avoir une réaction valide devant ces propos. On a une approche totalement différente en Europe de l’Ouest. Et après il faut négocier avec soi-même, car tous les gens progressistes, de gauche ou même à la gauche de la gauche, on est nombreux à devoir négocier avec nos habitudes dans la vraie vie… avec Amazon, Uber, avec toutes ces valeurs-là ! On a tous des contradictions, malgré nos valeurs progressistes, pour reprendre le terme que tu as employé et ces négociations-là elles se font avec nous même. 

Ça vaut aussi pour l’écologie et notre apport au progressisme social et à l’éveil social, parce que nous sommes aussi les produits d’une culture et ce n’est pas toujours facile de se débarrasser de quelques habitudes confortables. 

Dans les yeux d’un français progressiste, le catch n’est pas parfait, même AEW qui est plus ouverte que la concurrence. Pour moi, les gens qui regardent du catch en VF à la Télévision, ceux qui sont importants, ce ne sont pas ceux qui savent que le catch est truqué et qui vont sur internet pour commenter et qui connaissent le jargon, ce sont tous les autres qui regardent ça en étant silencieux : quand tu commentes, c’est ce que tu dis qui va rester, ce n’est pas vraiment les images. 

En France, on a une vraie culture du commentateur sportif et le message qu’il délivre est celui qui va marquer ceux qui le regardent. Même si on ne touche pas des millions de personnes sur Toonami, quand on est présentateur commentateur, on est un vecteur de normes, c’est-à-dire que tu peux influencer les gens dans leurs habitudes, qu’elles soient sociales ou verbales. C’est pour ça que je m’efforce à dire « mesdames, messieurs et tous les gens entre les deux » et surtout de pratiquer l’inclusif en parlant, parce que ça peut aider des personnes à le faire. C’est ça la vraie importance qu’on peut avoir, que ce soit chez AEW ou dans d’autres structures, l’important c’est la parole qu’on délivre et la façon dont elle va être intégrée. 

Les gens regardent un divertissement, ils ne vont pas chercher midi à quatorze heures, ils l’entendent et terminé, car tu es là pour t’amuser, pas pour te prendre la tête. 

Aujourd’hui AEW est la deuxième plus grande compagnie de catch au monde et elle développe des personnages comme celui d’Adam Page qui au départ campait un Cowboy avec tous les clichés virilistes et qui au fil d’une intrigue longue d’un an a déconstruit les clichés pour finalement remporter le titre mondial. Peut-on dire que ce qui l’a mené à la victoire, c’est la déconstruction des codes du genre ? 

Je suis complètement d’accord. C’est absolument ce que je préfère chez AEW d’un point de vue de spectateur qui essaie de se déconstruire un peu. J’aime beaucoup quatre personnes chez AEW qui chamboulent un peu l’image de ce qu’est un homme. C’est Adam Page que tu as cité, Jon Moxley, Eddie Kingston qui parle beaucoup de santé mentale, d’addiction, de ses soucis d’anxiété, et CM Punk, d’une façon plus vocale, plus politique, qui n’hésite pas à porter des t-shirts proavortement, ouvertement féministes dans des Etats comme le Texas… Ces quatre-là, avec peut-être Chris Jericho en cinquième, sont les quatre personnes les plus connues et appréciées chez AEW. 

Pour moi cette volonté d’ouverture d’esprit sur des questions sociales, c’est très important ! Comme l’équipe des Golden Lovers chez New Japan Pro Wrestling, Kenny Omega et Kota Ibushi qui véhiculent une image ambiguë sexuellement à l’époque où la NJPW était extrêmement populaire. Beaucoup de personnes issues de la communauté LGBTQI+ se sentaient incluses, grâce à ce genre d’histoires. Je pense qu’on ne peut pas évoluer sans inclure ces réalités, ces questions sociales là. AEW tente de véhiculer des clichés moins virilistes et c’est très bien d’après moi… 

Kenny Omega a d’ailleurs été victime de nombreuses insultes qui soulignent peut-être le caractère assez homophobe du milieu… 

Kenny Omega est ambigu sexuellement, il ne s’est jamais caché d’être au moins bisexuel. Mais l’homophobie, je pense qu’elle n’est pas que dans le milieu. Tu as des polémiques aussi dans le jeu vidéo où certains misogynes, mascus ou homophobes — ça va souvent ensemble — râlent, car ils vont devoir jouer une femme. Je ne pense vraiment pas que ce soit exclusif au catch. 

La question féministe se pose aussi dans le milieu de la lutte professionnelle, en Amérique du Nord. Chez WWE pendant des années, les lutteuses étaient cantonnées au rang de « Divas ». Depuis 2015 et le début de ce que les fans de catch ont appelé la « Women’s Revolution », on a l’impression que les catcheuses ne sont plus là que pour leur physique… Qu’en dis-tu ? 

On revient à ce que je disais sur les vecteurs de normes. Pendant 20 ans, la WWE a été le seul vecteur de norme dans le milieu du catch américain, ils avaient la plus grande exposition télévisuelle et ils savaient très bien comment éduquer leur public à certains thèmes de pensée. Ce côté « divas », c’est le nom qu’ils avaient eux-mêmes choisi pour définir les lutteuses. À cette époque, c’est vrai qu’ils n’étaient pas avares en sexisme, en objectification du corps de la femme et après ils ont senti que le vent tournait en leur défaveur sur cette question-là et ils se sont adaptés. 

Je ne suis pas forcément en bonne position pour critiquer ce que fait la WWE, vu que je représente en France leur concurrence, ma parole n’aura pas le poids que j’aimerais, car on va m’accuser de manquer d’objectivité, mais sans parler de la WWE spécifiquement, le catch a des années-lumière de retard sur les autres sports. 

Cette révolution féminine arrive combien de dizaines d’années après ce qu’a fait le Tennis ? Il y a un retard colossal qui est certes en train d’être rattrapé, mais tout ça est une question de promotion, de marketing. Pour en revenir à la WWE, ils ont dit « on va se faire passer pour les sauveurs de la condition des femmes dans le monde du sport », alors qu’ils étaient à la bourre sur le sujet. Leur influence est telle que des gens y croient et créditent la WWE. Alors qu’au Japon et dans le circuit indépendant, il y avait beaucoup d’avance de ce point de vue là, mais aux USA et en Europe, ça a dû mal à être intégré, car la WWE sont ceux qu’on voit et que l’on considère comme étant le baromètre.


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