Nouveaux programmes de philosophie : l’idéologie aux commandes

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Nouveaux programmes de philosophie : l’idéologie aux commandes

La prégnance des idées conspirationnistes dans la société tend à nous faire chercher derrière chaque événement des intentions cachées, de sombres projets et des manœuvres politiques. A la lecture des nouveaux programmes, on se demande spontanément s’il n’y a pas des arrières pensées idéologiques, le projet assumé de supprimer tout contenu subversif, de transformer les élèves en bons petits soldats du capitalisme… Pourtant, ce qui est le plus frappant avec l’idéologie, c’est qu’elle est le plus souvent sincère, confondante de naïveté. Elle est à l’origine l’auto-illusion idéologique de la classe dominante, l’ensemble des idées que se fait la classe dominante sans s’en rendre compte, croyant simplement penser la vérité.

Ceux qui pensent pouvoir déchiffrer l’intention des journalistes en cherchant la liste des principaux actionnaires du média se trompent complètement. Il y a une différence fondamentale entre le journaliste qui cherche sincèrement à produire du contenu journalistique, mais avec des yeux déformés par l’idéologie, et le patron. Ce dernier aussi dans l’illusion, est pourtant plus lucide que les autres membres de sa classe sur la réalité sociale et économique, et peut par conséquent voir en quoi les idées de sa classe peuvent servir ses intérêts. Il en va de même avec la rédaction des programmes, et voir un « complot » derrière leur modification ne nous aide pas à voir le fond du problème.

La pensée désincarnée à l’honneur, l’individu concret refoulé

Jusqu’ici, les programmes de philosophie étaient construits autour de notions, c’est-à-dire de problèmes philosophiques, regroupés dans des grandes questions (en gros : qui suis-je ? Que puis-je savoir ? Que puis-je attendre de la vie ? Etc.). C’est une spécificité de la philosophie en France que de proposer aux élèves une approche aussi ouverte de la pensée. Il faut bien saisir la différence entre un tel cours de philosophie et un cours qui serait axé au contraire sur la littérature philosophique ou de l’Histoire de la philosophie. Il ne s’agit pas simplement de faire assimiler aux élèves une leçon de culture philosophique ou de morale, mais de leur proposer un cadre pour exercer librement leur réflexion et leur esprit critique. L’épreuve de philosophie n’est pas une épreuve de culture générale, mais une épreuve de maturité intellectuelle, l’exercice d’une pensée autonome et avertie contre les dangers de l’idéologie.

Les nouveaux programmes sauvent les apparences, et sont toujours structurés autour de notions. Ce qui nous avertit d’un changement radical dans l’approche, c’est plutôt la façon dont ces notions sont reliées entre elles. Les anciens grands chapitres étaient structurés comme des questionnements, les nouveaux chapitres sont des catégories philosophiques fermées. En premier vient la métaphysique, la réflexion sur les choses qui dépassent les limites de notre entendement, les limites de ce que la science peut connaître : l’âme, le monde, Dieu. Le ton est posé, l’année commencera par ces questions hautement abstraites. Plus grave encore, des problèmes comme la conscience, qui étaient autrefois traitées avec plusieurs angles d’approche, seront à présent traités uniquement de façon métaphysique. C’est ce qui explique la disparition du duo conceptuel conscience/inconscience. Enfin le programme relègue en dernière partie l’anthropologie, c’est-à-dire les questionnements sur l’Humanité. Autrement dit, l’élève traitera une pensée désincarnée pendant l’essentiel de l’année, une pensée pure et abstraite planant dans un ciel des idées, et seulement en fin de programme, si on a le temps, on s’intéressera à ce qui est pourtant la condition même de cette pensée : l’existence de femmes et d’hommes qui pensent.

Suprême ironie, c’est dans ce contexte de triomphe de l’idéalisme philosophique que Feuerbach et Engels font leur entrée dans la liste des auteurs du programme, eux qui se sont tellement battus contre cet idéalisme de la philosophie… L’entrée de ces deux auteurs n’est d’ailleurs pas à prendre comme une petite victoire, car elle ne fait que tenir compte d’un état de fait dans les cours des professeurs.

L’idéologie néolibérale en embuscade

Alors que les dépressions, les « burn out » et les suicides dans certaines professions devraient nous amener à nous questionner sur ce qu’on est en droit d’attendre de la vie, il semble que le néolibéralisme ne tolère pas d’autre réponse que la sienne. Depuis mai-68, le capitalisme est entré dans une phase de mutation dans les rapports de travail (c’est ce qu’observent L. Boltanski et E. Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme) : le travailleur n’a pas besoin de chercher le bonheur en dehors de son lieu de travail, il doit se faire exploiter avec le sourire, adhérer pleinement au projet d’entreprise, sacrifier ses jours, ses nuits, sa vie sociale et sa vie de famille, à ce projet. Il n’est d’ailleurs plus salarié, mais « collaborateur », il doit collaborer en vue de la réalisation du projet d’entreprise, qui doit devenir son propre projet. Point de salut en dehors de l’entreprise privée, et point de bonheur non plus.

La sortie discrète du bonheur hors des programmes est particulièrement inquiétante. Avec elle, c’est tout le matérialisme antique, avec Démocrite, Epicure, Lucrèce, qui fait sa sortie. C’est d’autant plus regrettable que c’est un des cours qui intéresse le plus les élèves, et pour cause : quoi de plus universel que le fait de vouloir être heureux dans sa vie ? La pensée épicurienne est pourtant tout à fait actuelle : avec l’accélération perpétuelle du rythme de la vie humaine dans le capitalisme, entrainée par l’accélération du rythme de la reproduction du capital, les besoins humains sont bouleversés en permanence, la publicité et le progrès technique font naître des désirs toujours nouveaux. Ce qui était neuf se fane en quelques instants et se trouve dépassé avant même d’avoir laissé à l’humanité le temps de s’adapter à ces nouveaux produits qui transforment les rapports sociaux. Dans l’idéologie, la recherche du bonheur est noyée dans l’eau glacée du calcul égoïste, de l’intérêt, du profit. Le fait que l’on considère que les élèves n’ont pas besoin de se demander ce qu’ils sont en droit d’attendre de la vie en dit long sur la conception de la vie partagée par les rédacteurs de ces programmes.

Couvrez ce travail que je ne saurai voir !

La disparition du travail dans le programme a quant à elle été très remarquée, et associée à une disparition de Marx. Dans les faits, c’est plus compliqué que cela. Marx est un auteur que nous pouvons mobiliser dans chaque chapitre, et avec Engels ils ont toute leur place dans le programme. Il est même assez réducteur de les limiter au chapitre sur le travail. Néanmoins, c’est un fait que dans ces nouveaux programmes il ne sera plus question d’aliénation (ou alors seulement par un prisme étroit et anecdotique dans la technique, si on parle du machinisme), ni de valeur, de plus-value, d’exploitation et surtout de division du travail.

Pour prendre un cas personnel, j’ai utilisé pour faire mon cours sur le travail la toile de Rembrandt Le philosophe en méditation de façon à introduire la division du travail. Dans cette œuvre, le philosophe est représenté d’un côté, penché sur quelque obscur problème métaphysique, tandis que sa servante entretient son foyer. Une telle division du travail parle toujours aux élèves, et l’exemple rappelle que la pensée du philosophe est rendue possible par un travail discret de la servante. Le fait qu’une partie de la population, la majorité, soit assignée à la production des moyens de subsistance de l’ensemble de la population, est la contrepartie de l’existence d’une catégorie d’individus ne produisant rien, mais concentrant en revanche sous le régime de la propriété privée l’essentiel des produits du travail. La division du travail est une division sociale de la société en classes, chacune assignée à un rôle. Du fait que chacun voit sa vie tronquée et limitée par sa place assignée dans l’ordre social, les pensées formées dans la tête de ces personnes, reflet de leur vie matérielles, sont également tronquées et limitées. Mais alors que l’ouvrier, qui travaille et transforme la nature, se forge des idées certes limitées et partiellement fausses sur la réalité, l’intellectuel ou le propriétaire qui ne travaillent pas, ne transforment pas la nature, se font des idées encore plus illusoires et fausses sur cette réalité. L’intellectuel de la bourgeoisie croit que ce sont les idées qui font avancer le monde, puisque lui-même ne fait que produire des idées, qu’il ne fait que travailler et élaborer sa propre illusion idéologique de classe.

La phrase de Marx et Engels dans l’Idéologie allemande, selon laquelle les idées dominantes sont celles de la classe dominante car la classe dominante possède les moyens de diffuser ses idées, a rarement été aussi pertinente : les médias ne sont pas le seul vecteur de diffusion, l’école en est un aussi. La disparition du travail dans le programme ne reflète pas l’intention de dissimuler aux élèves des notions telles que l’exploitation ou la lutte des classes, elle reflète surtout l’indifférence totale des intellectuels de la bourgeoisie vis à vis de ce qu’il se passe dans une usine. Pour eux, le travail est réellement quelque chose d’anecdotique, à peine digne d’être évoqué en Sciences économiques et sociales, mais certainement pas en philosophie, discipline où l’esprit s’élève au-dessus de ces choses bien matérielles et ennuyeuses. Il n’a pas effleuré l’esprit de ces brillantes personnes que tout ce qui leur permet de vivre est produit par des travailleurs, que le papier sur lequel ils écrivent et l’ordinateur avec lequel ils travaillent ne tombent pas du ciel, et que les imprimeries sont des lieux de travail remplis d’ouvriers.

Ainsi le programme de philosophie reflète fidèlement l’auto-illusion grotesque des intellectuels de la bourgeoisie. En premier arrive leur pensée abstraite et désincarnée, pensée d’individus séparés du monde réel et dans un rapport distant avec la réalité matérielle. S’ensuit la partie sur la connaissance, dans un geste égocentrique de retour sur leur propre faculté de connaître, toujours désincarnée et abstraite. Puis un rappel à l’Ordre, ordre politique, ordre moral, ordre social. Enfin, le programme s’achève timidement sur ce qu’est un être humain, mais là aussi l’abstraction demeure omniprésente, puisque le principal rapport entre l’Homme et la nature est évincé, rejeté dans l’ignominie de la matière et de la nature. Le travail rejeté hors de l’anthropologie, les travailleurs se retrouvent éjectés hors du genre humain, hors de la culture, réalisant là aussi les propos de Marx :

« On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) n’a de spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc., et que, dans ses fonctions humaines (le travail), il ne se sent plus qu’animalité. » Marx, Manuscrits de 1844

Des conséquences désastreuses pour les élèves

Ce programme est visiblement fait par des intellectuels de la bourgeoisie, et pour eux-mêmes. On ne retrouve pas dans ce programme l’attention portée aux besoins intellectuels et pratiques des élèves qui, après leur bac, pour beaucoup, vont commencer à mettre un pied dans le monde du travail. La structuration du programme est faite pour plaire à l’esprit d’un philosophe de formation, il est clairement structuré en parties formelles de la philosophie telle qu’on la pratique dans la recherche et l’enseignement supérieur.

L’irruption de « l’idée de Dieu » en tant que notion témoigne d’une confusion flagrante entre ce que sont des notions et ce qui est un objet de recherche en Histoire de la philosophie. A croire que les élèves devraient devenir experts en une notion qui est depuis longtemps dépassée en philosophie. Il est certain que l’idée de Dieu occupe une place particulièrement importante dans l’Histoire de la philosophie, mais elle n’intervient absolument pas sous cette forme dans les questionnements contemporains des élèves, ni des philosophes. Comme le disait à juste titre Nietzsche en parlant de la philosophie, « Dieu est mort » ! Cette confusion est symptomatique d’une distance croissante entre ceux qui pensent les programmes et les besoins réels des élèves et de la majorité des professeurs.

On peut légitimement s’attendre à une perte d’appétit des élèves pour la philosophie à partir de l’année prochaine. Chacun peut comprendre l’intérêt qu’avait cette matière lorsqu’on savait avant d’entrer en cours qu’il allait être question de problèmes concrets, de réflexion collective sur des questionnements communs. Se demander si travailler s’oppose à ma liberté, si la société est forcément une contrainte, si on peut atteindre le bonheur, si on est déterminé à penser et agir par des choses extérieures (déterminismes sociaux, par exemple) ou même intérieur (l’inconscient), ou si au contraire nous sommes libres de nos actes et de nos pensées, cela passe certes par une leçon et l’étude de textes, mais tout cours de philosophie digne de ce nom s’appuie avant tout et surtout sur la parole des élèves, leur réflexion, leurs préjugés, et est un jeu dialectique entre le professeur et les élèves. Si la philosophie perd cet aspect qui en fait une matière unique, alors on peut s’attendre à ce qu’elle se réduise à une série de leçons pendant lesquelles l’élève devra assimiler passivement un savoir préconstruit et une culture générale abstraite. Dans ce contexte, la reproduction sociale par la réussite scolaire reprendra ses droits en philosophie, laissant les élèves issus de milieux populaires se débrouiller seuls face à ce savoir inutile et hostile, tandis que les élèves favorisés pourront y voir une matière discriminante s’insérant parfaitement dans les nouveaux schémas de sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur. La transformation à l’œuvre en philosophie risque fort de ne servir qu’à donner une légitimité supplémentaire aux élèves issus de la bourgeoisie, fournissant un bagage de culture philosophique abstraite à de futures cohortes de cadres supérieurs pédants et vaniteux. En cela, cette réécriture des programmes n’est sans doute pas pensée avec des arrière-pensées de classe, mais elle reflète bien la domination de la bourgeoisie incarnée par Macron lui-même.  


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