Procès France Télécom : la lutte des classes dans le prétoire

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Procès France Télécom : la lutte des classes dans le prétoire

« La justice est humaine, tout humaine, rien qu’humaine ». C’est par cette phrase de Pierre-Joseph Proudhon que l’un des deux avocats généraux a introduit son réquisitoire, le 24 juin 2022, dans le cadre du procès en appel des dirigeants de la société France Télécom. Une justice à laquelle incombe la lourde tâche de réhabiliter l’humain là d’où il a disparu il y a plus de quinze ans. 

C’est en 2004 que France Télécom, jusqu’alors établissement public à caractère industriel et commercial, bascule dans le privé. Se heurte alors aux exigences du marché concurrentiel le statut de fonctionnaires des 120 000 travailleurs qui faisaient alors vivre ce qui est désormais une société anonyme. 

Un plan dit de « réorganisation », le plan NExT, est alors mis en place et se décline en un versant dit social, le plan Act. L’objectif est simple : forcer au départ volontaire 22 000 employés afin d’alléger la masse salariale sans avoir à verser la moindre indemnité de licenciement. 

Une véritable machine infernale

Les travailleurs de France Télécom deviennent instantanément les cobayes de nouvelles techniques de management par épuisement psychologique mises en place par pas moins de 4 000 managers formés au sein de stages spécialement dédiés à leur unique mission : faire craquer les travailleurs. 

Mutations incessantes, dégradation des conditions de travail, « oubli » des chaises dans les bureaux, surcharge de travail, réflexions en tout genre… L’acharnement des managers, qui étudient méticuleusement les « courbes du deuil » des salariés pour optimiser les effets d’annonce des mutations et diminuer la résistance, se déploie de toute sa force contre les travailleurs. 

En 2006, devant l’association des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom, le PDG d’alors, Didier Lombard, va jusqu’à déclarer « je ferai le départ d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte ». 

Le ton est donné ; le 11 septembre 2009, Stéphanie Moison se défenestre sur son lieu de travail. Entre 2008 et 2009, les magistrats dénombrent dix-neuf suicides, douze tentatives, et huit travailleurs ayant subi un épisode de dépression, tous ces événements ayant pu être liés directement aux conditions de travail au sein de France Télécom.  

« Au milieu, il y avait des hommes »

C’est un procès historique — par son ampleur et son issue — qui s’est ouvert en mai 2019. En décembre de la même année, France Télécom devient le premier groupe du CAC 40 condamné pour harcèlement moral institutionnel. 

L’entreprise écope d’une amende de 75 000 euros, le montant maximal encouru. Surtout, l’ex-PDG Didier Lombard, son ancien numéro deux Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot, DRH à l’époque des faits, sont condamnés à un an de prison et 15 000 euros d’amende, en plus des dommages et intérêts obtenus par les parties civiles. 

Ces derniers, ainsi que plusieurs anciens responsables de l’entreprise eux aussi condamnés, ont alors interjeté appel. 

Si le montant des amendes peut sembler dérisoire une fois comparé aux salaires des condamnés en première instance, la portée symbolique de ce procès a profondément marqué les esprits et le droit pénal du travail, levant ainsi le voile sur les réalités des rapports de force au sein des entreprises. 

La qualification de harcèlement moral « institutionnalisé » revêt une importance capitale, en ce qu’elle permet de saisir le caractère systématique et normalisé de tels comportements qui n’avaient rien, pour les juges de première instance, d’une somme de dérives individuelles.

« Management de la terreur »

C’est à la suite de ces bouleversements majeurs, et alors que le procès des attentats du 13 novembre 2015 occupait le devant de la scène médiatique, que le second procès des dirigeants de France Télécom s’est ouvert le 11 mai devant la Cour d’appel de Paris pour une durée de plus de deux mois. 

Dans la salle d’audience, peu de public, mais un nombre impressionnant de parties civiles, bien plus qu’en première instance, ce que la défense ne manquera pas de dénoncer comme une tentative de manipulation de la part des syndicats. 

La Présidente de la Cour l’annonce d’emblée ; il n’appartiendra pas au tribunal de juger de l’opportunité des plans sociaux déguisés en cause, c’est bien d’une infraction au Code pénal dont sont suspectés les prévenus. Se succèdent les témoignages des inspecteurs du travail, de la famille, des proches, ou des anciens travailleurs eux-mêmes, qui narrent pendant de longues heures les souffrances, les abus, la peur de ne pas être écouté, l’envie claire d’en finir. 

Pendant plusieurs jours, le « management de la terreur » (l’expression, employée par Michel Deparis, technicien, dans sa lettre de suicide, est restée célèbre) est disséqué par les avocats des parties civiles, qui tentent de mettre en lumière les mécanismes d’une machine infernale. Car c’est là le retentissement majeur de ce procès : pour les parties civiles et le parquet, le harcèlement moral n’est pas le fait d’une dérive individuelle, il est institutionnalisé. Les mutations, la dégradation des conditions de travail, la politique du pire ont été mises en place en toute connaissance de cause, ce qui constitue l’infraction, et de façon structurelle. 

Les témoignages des managers spécialement formés pour « faire des départs » mettent, eux, en lumière le caractère scientifique des méthodes de harcèlement, mal caché par une novlangue managériale qui parle de « culture du turnover » pour désigner l’épuisement causé sciemment aux salariés. 

« Harcèlement moral industriel »

Mais c’est dans le réquisitoire du ministère public, qui évoque un dossier « hors normes » pendant plus de sept heures, que s’expriment la profondeur et la complexité du dossier. Le parquet n’hésite pas à parler de harcèlement moral industriel, de harcèlement moral utilisé comme un outil banal de gestion des ressources humaines. 

C’est là tout l’intérêt de ce procès, qui met en lumière ce qui a sous-tendu chaque relation sociale, chaque interaction entre les managers et les employés chez France Télécom pendant plusieurs années. La banalisation proprement inhumaine de la dégradation voulue des conditions de travail, la déstabilisation de la vie, jusqu’à ses aspects les plus intimes, de chaque salarié pour un objectif que l’avocat général Yves Micolet qualifie « d’impossible si l’on veut respecter la loi ». 

Pour le parquet, les mauvais traitements rapportés par les témoignages et les lettres de suicide, la formation d’une véritable école du management aux méthodes « de tortionnaires » d’après l’un des managers lui-même, et le non-respect de l’article L 4121-1 du Code du travail qui impose à l’employeur de veiller à la santé physique et mentale de l’employé, permettent de brosser un portrait clair des pratiques mises en place pour satisfaire un objectif statistique de réduction des coûts. 

Particulièrement détaillés, les réquisitoires soulignent le déséquilibre à l’œuvre dans les dynamiques propres à l’entreprise France Télécom, que l’on retrouve dans nombre de grands groupes, en décrivant le sentiment de responsabilité des salariés face aux potentielles baisses de chiffre d’affaires et en l’opposant à l’attitude des responsables, qui pointent du doigt les délégués du personnel, les syndicats, et l’État dans un contexte d’ouverture à la concurrence du groupe. 

Pour le ministère public, le salarié, pris individuellement, s’est retrouvé seul. Seul face à son manager, sans intermédiaire, sans accompagnement des services de l’État. Ce qui a pavé la voie à un harcèlement moral personnalisé, exploitant chaque faille pour mieux déstabiliser le travailleur.

« À partir de combien de veuves c’est triste une guerre »

C’est par ces mots que l’avocate de Guy-Patrick Cherouvrier, ancien DRH de France Télécom, résume, elle, les faits. La ligne de la défense est claire ; insister à la fois sur le faible nombre de victimes par rapport au nombre d’employés, et sur les difficultés inhérentes à la gestion d’une entreprise de la dimension de France Télécom. 

Sur le banc des prévenus, les visages sont relativement détendus, les réponses aux questions de la Présidente sont cinglantes, et se parent d’un bon sens entrepreneurial qui excuserait le harcèlement moral présumé. 

Aussi Louis-Pierre Wenès déclare-t-il que « travailler plus efficacement […] c’est supprimer tous les trucs qui ne servent à rien ». 

En réalité, à en lire leurs mines estomaquées à chaque reproche, les prévenus ne semblent pas comprendre ce qui les amène dans le prétoire. Ce qui n’est pas sans rappeler le cynisme du PDG de France Télécom à l’époque des faits, qu’il avait alors qualifiés de « mode des suicides ». 

La défense brosse par ailleurs un portrait assez complexe de l’entreprise France Télécom ; une firme comme toutes les autres, qui a été dépassée par les évolutions technologiques dont elle était à l’avant-garde, et par les attaques des syndicats entre les deux audiences, qui ont mené à une inflation du nombre de parties civiles, une firme qui souhaitait simplement faire participer les salariés à leur vie professionnelle. 

Pour les prévenus, les suicides sont, encore une fois, le résultat d’un regrettable effet pervers dû à une somme de dérives individuelles. Parce que « nous sommes pétris de la même pâte humaine, sur les bancs des parties civiles et de la défense », l’avocate de Guy-Patrick Cherrouvrier demande la relaxe « au nom de la justice, au nom de l’humanité ». 

Le verdict

Si le verdict du procès ne sera prononcé que le 30 septembre 2022, cette seconde audience apparaît d’ores et déjà comme un remarquable catalyseur des mécanismes qui sous-tendent les relations au sein des entreprises, et, singulièrement, dans les plus grandes d’entre elles. 

Pendant plusieurs semaines, magistrats et avocats ont scrupuleusement décrit et étudié les rouages d’une machine infernale qu’incarne le capitalisme le plus débridé, de la cécité totale des dirigeants quant au harcèlement moral, dont ils ont pu faire usage comme un simple outil de gestion des travailleurs, à la volonté des salariés de continuer à faire tenir l’entreprise quitte à ne plus pouvoir supporter d’y travailler en passant par la solitude de ces mêmes travailleurs face à leur manager suite à l’abandon de l’État, à l’introduction des logiques violentes de marché et de concurrence, et à la mise à l’écart des syndicats.

Le tout enrobé par un vocabulaire euphémisant qui, entre la « trajectoire » et le « cashflow », submerge et masque les travailleurs sacrifiés sur l’autel de la compétitivité. 

Surtout, si les avocats généraux et les parties civiles dénoncent un système de harcèlement moral institutionnalisé, la défense, elle, rejette la responsabilité collective des anciens dirigeants, et souligne leur volonté de responsabiliser les salariés, individuellement responsables de leurs « trajectoires de vie ». 

Quant au cynisme dont font preuve les prévenus, mauvaise foi mise à part, elle peut s’avérer fort éclairante. Pour eux, c’est cela, l’entreprise. Après tout, M. M qui affirmait, par son suicide, « faire ce qu’on attend de [lui] », aurait peut-être pu, au moins, recevoir le titre d’employé du mois. 


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