Abolition de la prostitution, deux ans après la loi

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Abolition de la prostitution, deux ans après la loi

Deux ans après la publication de la loi du 13 avril 2016, s’effondrent des mythes à la peau dure. Ceux-ci ont servi plusieurs discours et courants politiques dénués de remise en cause de l’ordre existant, desservant ainsi le destin des femmes les plus précaires depuis des millénaires, dans le cadre du deuxième trafic le plus lucratif au monde après le trafic de drogue : le trafic d’êtres humains dirigé par des réseaux mafieux internationaux.

Quels sont ces mythes si utiles à la pérennisation d’une vision archaïque des relations entre les femmes et les hommes basée sur la domination et l’exploitation? La femme de mauvaise vie, de mauvaise vertu ou encore la femme libre et épanouie qui décide un beau matin d’être prostituée (la dite fille de “joie”, sans doute) face au mythe de l’homme en proie à des pulsions sexuelles incontrôlables, de la misère sexuelle ou encore du violeur qui se défoule sur des personnes prostituées et épargne ainsi pour, parait-il, notre plus grand soulagement, les femmes de bonne famille.

Ces mythes ancrent l’idée qu’il est de toute logique à la fois pour les femmes de louer leur corps par contrainte économique mais aussi pour les hommes d’acheter un acte sexuel non librement consenti. Car, faut il le rappeler, un consentement ne répond jamais à une contrainte. Comment la marchandisation des corps des femmes les plus précaires a-t-elle pu passer pour de la libre disposition? Digne d’un discours à la perlimpinpin d’Emmanuel Macron, la situation semble tout à fait renversée : on dispose librement de son corps pour que quelqu’un d’autre en dispose finalement contre rémunération et avec violences ? La lutte pour la libre disposition de son corps est tout à fait contraire à quelque ingérence extérieure que ce soit dans la gestion de son corps.

Une loi pour changer la représentation de la prostitution

Il était temps que cela cesse. Le 13 avril 2016, la loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées entrait en vigueur. Grâce à cette loi, la prostitution est reconnue en tant que telle comme une violence et elle formalise le fait que l’achat de sexe est interdit.

En abrogeant le délit de racolage et en mettant le client à l’amende (jusqu’à 1 500 €, 3 750 € en cas de récidive), le texte entendait « inverser la charge pénale » en faisant des prostituées les victimes d’un système – le proxénétisme – et non plus des délinquantes. La loi permet également de bénéficier  d’une allocation, de soins et d’un logement social. Elle prévoit également la délivrance d’un titre de séjour d’au moins six mois aux personnes prostituées de nationalité étrangère. Selon la Cimade, association de défense des étrangers, « près de 90 % des personnes prostituées sont de nationalité étrangère, et parmi elles, une majorité est dépourvue de titre de séjour ».

Ainsi ce sont bien les clients qui sont pénalisés et les personnes prostituées sont quant à elle considérées comme des victimes à protéger. Ainsi, la prostitution est reconnue légalement comme une forme de violence faite aux femmes.

Une opposition qui n’a toujours pas désarmée

Le STRASS, syndicat du travail sexuel, affirme dans une étude que près de 88% des prostituées sont contre la pénalisation des clients. Mais la méthodologie de leur étude est biaisée. Dans un premier temps, qui appelle-t-on « travailleur du sexe » ? L’étude précise ceci :

«  La terminologie à employer pour les personnes qui pratiquent le travail du sexe/la prostitution fait l’objet de nombreux débats. Nous faisons le choix, dans ce rapport, de parler de « travailleur.se.s du sexe. Cette expression renvoie aux personnes dont l’activité se définit dans des échanges économico-sexuels dont les transactions économiques peuvent être explicites (prestations sexuelles contre de l’argent) ou implicites (services sexuels contre protection, logement, produits psychoactifs, aide à la migration…), quelles que ce soient les conditions d’activité. »

Si la description en elle-même fait froid dans le dos et montre d’elle-même son impertinence, posons nous la question. Est-ce à dire que les 90% des personnes prostituées qui sont en situation irrégulière et contraintes de répondre aux ordres d’un proxénète sont des travailleuses du sexe ? Est-ce à dire que les femmes enlevées par Daesh pour être des esclaves sexuelles sont des travailleuses du sexe ? Est-ce à dire, de l’appellation même du syndicat, que les proxénètes et les prostituées seraient dans le même camp ? Que leurs intérêts se rejoignent ? Les femmes contraintes de vendre leur corps ne sont pas des travailleuses mais des victimes de la traite des êtres humains, des esclaves.  

A contrario, un écho brut et nécessaire résonne. Les mots de Rosen Hicher, survivante de la prostitution, dans sa célèbre lettre ouverte nous touchent comme un cri d’alarme que la société semble de plus en plus prête à entendre:

“Vous croyez que mon histoire date ? Qu’aujourd’hui les filles sont libres ? Non, je les rencontre, elles me parlent. Et leur histoire n’a pas bougé d’un pouce. Le décor change, la rue Saint-Denis est remplacée par Internet, les bordels par les bars à hôtesses, mais leur vulnérabilité est la même. Et vous persistez à l’exploiter sans vouloir savoir, en vous berçant de fantasmes et de littérature. Quand on survit – car beaucoup en sont mortes et en mourront encore –, on est détruite à jamais. Aujourd’hui, je vous le demande : aussi dérangeante soit-elle, regardez la réalité en face. Vous parlez de risques sanitaires, de clandestinité. Mais la clandestinité est dans la chambre, quand la porte se referme et nous laisse seule aux mains du client ! Ce qui ravage notre santé, ce n’est pas le lieu où s’exerce la prostitution. C’est la prostitution”.

Dans un second temps, il est important de noter que seules 583 personnes ont été interrogées sur approximativement 40 000 personnes prostituées en France. Ce n’est absolument pas représentatif.

En 2011, le STRASS revendiquait 462 adhérents. A titre de comparaison, le Mouvement du Nid est en relation directe avec 6000 personnes prostituées et a permis à plus de 1000 personnes de bénéficier d’un accueil et d’un accompagnement individualisé.

Si certaines organisations se montrent aussi promptes à faire croire que la prostitution peut être librement consenti et déterminées à dire que les prostituées voient leurs revenus baisser à cause de la pénalisation des clients est tout à fait logique si l’on prend en compte les enjeux financiers absolument colossaux qui se cachent derrière.

Les réseaux mafieux empochent 3,2 milliards d’euros de « chiffre d’affaire » rien que pour la prostitution en France. Ces réseaux ne sont pas les seuls à s’enrichir sur le dos de la prostitution, certaines organisations en profitent également, au détriment de l’intérêt des personnes en situation de prostitution. La prostitution brasse des milliards d’euros, les enjeux financiers ne sont pas à reléguer au second plan dans l’analyse que chacun prétend offrir avec simple humanité. Au plus haut niveau, les intérêts financiers priment.

Une lutte pour la dignité humaine

Deux ans après la publication, cette loi est une petite révolution. Pour les jeunes générations confrontées à un essor de la prostitution des mineur·e·s, il était essentiel que le renversement de perspective s’opère.

En ratifiant en 1960 la convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui de 1949, la France s’est engagée au niveau international à reconnaître que le proxénétisme est « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine ».

Certes, la mise en application de la loi et les avancées qu’elle implique prendront du temps. L’abolition d’un des systèmes « les plus vieux du monde » ne se fera pas en un jour et personne n’a jamais prétendu le contraire. Mais toutes les révolutions nécessitent des étapes. Le processus est bien amorcé.

Selon l’exposé des motifs de la proposition de loi de l’époque :

“[La loi vise à] faire prendre conscience que la prostitution est dans l’immense majorité des cas une violence à l’égard de personnes démunies et une exploitation des plus faibles par des proxénètes, qu’ils agissent de manière individuelle ou dans des réseaux réalisant des profits très élevés, la traite se cumulant souvent avec d’autres trafics.”

Aujourd’hui, il est donc désormais reconnu qu’exercer des violences envers des personnes prostituées est une circonstance aggravante, parce qu’on s’attaque à des personnes dites « particulièrement vulnérables ». C’est un outil supplémentaire que les substituts du procureur.e peuvent utiliser pour condamner plus lourdement les clients et proxénètes.

Une réponse pénale à visée pédagogique

Guillaume Lescaux est l’un des premiers procureurs à avoir totalement intégré la loi dans sa politique pénale. Il explique d’ailleurs, dans un article récent de la Fondation Scelles, au sujet de sa préférence pour les stages de sensibilisation face aux amendes :

« L’amende constitue une forme de droit à acheter la prostitution, il me semble préférable de provoquer la réflexion chez ceux qui sont prêts à en avoir une ».

Dans un article récent du Parisien, on peut lire ceci :

« au travers des stages, à la charge financière des condamnés, nombreux sont ceux qui ont été marqués par les témoignages d’anciennes prostituées : un moment « poignant », « qui refroidit ». « Cela permet de penser un peu aux prostituées et moins à sa personne », dit l’un. Ainsi, à la question : « Ce stage vous a-t-il fait prendre conscience de la portée de vos actes ? », l’écrasante majorité répond « Oui ». »

L’application du volet social de la loi du 13 avril 2016 dépend en totalité de la compétence des départements. Les préfet·e·s sont chargé·e·s de la mise en place des commissions départementales chargées de coordonner les actions en faveur des victimes prises en charge dans les parcours de sortie de la prostitution. A ce jour, près de 70 départements ont constitué ou constituent leur commission départementale de lutte contre la prostitution.

Pour certaines collectivités, l’application de la loi a été le moment de saisir l’ampleur du phénomène prostitutionnel. Si la prostitution de voie publique se maintient à un niveau constant et assez élevé et concerne principalement les personnes d’origines roumaine, bulgare, africaine et chinoise, se développe fortement une prostitution plus discrète dissimulée derrière des activités telles que les salons de massage.

Cette dernière peut s’articuler avec une “cyber-prostitution” sur le point de devenir une institution banalisée. Sa discrétion, son ampleur et la difficulté de détecter l’existence d’un réseau de prostitution derrière la ”toile” tendent à faire disparaître la traite des êtres humains de l’espace public et rendent le travail d’enquête plus difficile.

Le volet social face à l’austérité

La commission étant chargée de la mise en œuvre des orientations stratégiques au niveau local en matière de prévention et de lutte contre la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains, plusieurs départements ont compris la nécessité de mener en amont des actions de diagnostics et d’état des lieux.

Dans un article très complet réalisé par la Fondation Scelles, il est expliqué que :

« 32% des associations agréées sont spécialisées dans l’accompagnement des personnes en situation de prostitution. Parmi elles, les réseaux nationaux du Mouvement du Nid et de l’Amicale du Nid représentent, respectivement, 17% et 15% des associations agréées. D’autres associations dédiées, plus locales, ont également été choisies pour siéger dans ces commissions. Parmi elles, on peut noter la présence de quelques organisations de santé communautaire qui, quoique opposées à l’esprit de la loi du 13 avril, ont choisi d’adhérer au programme de parcours de sortie : parce que “sa mise en place répond à des besoins exprimés par les personnes que nous rencontrons”, explique l’association Grisélidis, agréée en Haute-Garonne. »

55 personnes ont pu bénéficier d’un parcours de sortie à ce jour. Ce n’est qu’un début. Il reste maintenant plusieurs chantiers à mener, plusieurs défis à mener, le premier étant de fournir les moyens humains et financiers nécessaires à la réalisation de l’ensemble des parcours de sortie garanties par la loi. Les départements doivent se saisir de la mise en œuvre concrète de la loi par l’instauration des commissions départementales compétentes en la matière. Les programmes de sensibilisation doivent se généraliser afin de permettre à tous les acteurs concernés de disposer d’un état des lieux complet. Les moyens destinés aux associations doivent couvrir leurs besoins. Les places en infrastructures d’accueil doivent enfin se multiplier pour permettre la réalisation du parcours de sortie.

Une volonté politique aux échelles nationale et locale, des moyens financiers humains, une cohérence d’intervention, voilà ce que sont les défis à relever pour continuer à conduire une politique abolitionniste efficace.


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