Le 14 mai, date du premier tour de l’élection présidentielle en Turquie, on verra peut-être la fin de 20 ans de règne de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003 en tant que Premier ministre et depuis 2014 à la présidence. Mais est-ce bien possible ?
Une coalition de 6 partis unis dans le rejet d’Erdogan
Face au dictateur, aucun parti ne pouvait seul, dans le rapport de forces actuel, prétendre à le détrôner. C’est la raison pour laquelle une vaste coalition s’est formée, qui rassemble 6 partis politiques, allant de la gauche sociale-démocrate à l’extrême droite nationaliste turque, en passant par un parti islamiste.
Cette coalition que tout sépare s’est constituée et maintenue dans l’unique objectif de faire tomber Erdogan et d’abolir le régime présidentiel qu’il a mis en place.
À la tête de cette coalition se trouve Kemal Kiliçdaroglu. Il est le dirigeant depuis 2010 du parti social-démocrate CHP, deuxième force politique du pays, et demeure le principal opposant à Erdogan.
Du fait des divergences profondes des composantes de la coalition, cette dernière n’a pas vocation à former un gouvernement de manière pérenne, mais à assurer une transition avec le régime d’Erdogan.
Le HDP (parti démocratique des peuples), progressiste et pro kurdes, s’il n’a pas rejoint la coalition, a annoncé son soutien à Kemal Kiliçdaroglu. C’est également le cas pour le TKP, le parti communiste turc, qui soutient le candidat de la coalition tout en restant lucide quant à la politique future du social-démocrate.
La Turquie au milieu d’une crise économique aggravée par le séisme
L’arrivée au pouvoir d’Erdogan a marqué une forte accélération des politiques économiques néolibérales.
C’est particulièrement le cas à partir de 2018, année durant laquelle il abolit la fonction de Premier ministre et s’arroge les pleins pouvoirs, à lui et à ses proches. Il nomme entre autres son gendre ministre du Trésor.
L’inflation qui a suivi sa politique économique et monétaire ultralibérale n’a fait que grandir ces dernières années, entraînant un chômage important, surtout chez les jeunes, ainsi qu’une perte massive du pouvoir d’achat.
Les conséquences de ses politiques sont un coup d’autant plus dur qu’il a été élu sur l’argument de la prospérité économique, portée par son parti l’AKP.
Le terrible séisme du 6 février dernier, qui a causé plus de 51 000 morts en Turquie et en Syrie, a quant à lui fait remonter des affaires de corruption du régime. Les accords et ententes entre l’AKP et de multiples entreprises de construction sont connus et revendiqués. Le fait que de nombreux bâtiments construits indirectement par l’AKP ne respectaient pas les normes sismiques a révélé la corruption du régime et fait peur jusqu’aux habitants d’Istanbul, eux-mêmes en zone à risque sismique.
La mauvaise gestion des conséquences du séisme par le gouvernement ainsi que les dégâts considérables causés ont ainsi porté un coup supplémentaire à la popularité du président.
Les suites du tremblement de terre auront donc un rôle important dans les élections et les scandales de corruption sont aujourd’hui un argument contre Erdogan dans la campagne électorale de Kemal Kiliçdaroglu.
Une campagne électorale tendue
Au vu des enjeux cruciaux de cette élection, il n’est pas étonnant de voir les deux principaux candidats user de tous les outils à leur disposition pour l’emporter.
Le président sortant organise de nombreux meetings à l’américaine, popularisés et relayés grâce à son contrôle de 93 % des médias du pays. Il a la mainmise quasi totale des institutions depuis les purges progressives opérées dans l’armée, la justice et l’éducation. Un atout important pour lui est enfin son contrôle du conseil électoral suprême, dont les décisions ne peuvent être contestées (une grande majorité des membres de ce conseil étant issu d’écoles d’imams ou affiliés à l’AKP).
Conservateur et réactionnaire, il incarne dans sa posture et ses propos la virilité exacerbée, le sexisme, les lgbtphobies et un islam traditionnel qu’il place au cœur de sa politique. Il n’hésite pas à menacer directement son opposant lors de ses prises de paroles.
De l’autre côté, Kemal Kiliçdaroglu se veut plus mesuré, renvoyant à une image plus modeste, proche du peuple et empathique. Il utilise beaucoup les réseaux sociaux, touchant ainsi une partie des jeunes du pays.
S’il promet un « virage démocratique » en Turquie, il ne porte pas un progressisme de rupture avec la politique migratoire d’Erdogan, en accusant les réfugiés syriens de nombreux maux du pays, dont la crise économique. L’expulsion de ces réfugiés en deux ans est d’ailleurs un point important de son programme.
Cette campagne acharnée des deux côtés se fait dans un climat de tension et de violences, ces dernières principalement dues à l’extrême droite, alliée d’Erdogan. L’interruption du meeting du candidat de la coalition, le 6 mai dernier à Erzurum, pour cause de jets de pierres, en est un exemple.
Ainsi, à la question : la chute d’Erdogan est-elle possible ? La réponse est oui.
Erdogan invincible ?
Pour Erdogan, c’est la première fois depuis 20 ans qu’il peut être vaincu. Malgré son contrôle des institutions, des médias, son pouvoir législatif et exécutif, sa mainmise sur le conseil électoral et les risques de fraudes probables.
Car le contexte de crise économique, de baisse du pouvoir d’achat, de misère pour un nombre croissant d’habitants, renforcé par les conséquences du séisme dévastateur du 6 février, se mêle au renforcement de son opposition, qui s’unit aujourd’hui dans une coalition très large et bien déterminée à le voir tomber.
Les dernières années l’ont prouvé : il n’est pas invincible.
Il n’obtient pas de majorité absolue au parlement en 2015 (en grande partie grâce à la montée du HDP). Aux municipales en 2019, il perd Istanbul au profit du CHP, une défaite majeure, que ses manœuvres frauduleuses n’ont pu éviter.
Les différents mouvements de protestation, de Gezi en 2013 jusqu’aux manifestations étudiantes de février 2022, sont également des marqueurs d’une opposition montante des citoyens de Turquie face à son régime totalitaire.
Enfin, les très nombreux observateurs internationaux, déployés par l’OSCE, mais aussi par des organisations politiques, des associations, auront un rôle notable de limitation des fraudes potentielles et des violences envers les opposants. Les menaces et expulsions envers ces délégations sont la preuve de leur potentiel de nuisance pour le parti d’Erdogan.
Cette élection présidentielle sera donc un moment crucial pour l’avenir de la Turquie et de son peuple, sous le regard actif de la communauté internationale.
Si la défaite électorale du dictateur est aujourd’hui une option réaliste, une question demeure encore : si Erdogan perd, l’acceptera-t-il ?