“Les entreprises sont les lieux où s’exerce le pouvoir du capital” Entretien avec Denis Durand

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“Les entreprises sont les lieux où s’exerce le pouvoir du capital” Entretien avec Denis Durand

Denis Durand est économiste, ancien directeur adjoint et responsable CGT à la Banque de France. Depuis le dernier congrès, il est responsable de la campagne contre le « coût du capital » du Parti Communiste Français. Entretien.

Le mouvement des gilets jaunes a permis de mettre la fiscalité des entreprises dans le débat public. Le PCF porte de longue date des revendications sur ce sujet. Quels sont les mesures majeures à mettre en place immédiatement et les grands enjeux de la fiscalité des entreprises ?

Les entreprises sont les lieux où le travail des salariés crée les richesses. Ce sont les lieux où s’exerce le pouvoir du capital, c’est-à-dire le pouvoir de décider à quoi sera utilisé l’argent des profits, l’argent des actionnaires, l’argent emprunté auprès des banques et des marchés financiers : investir pour créer des emplois, former les travailleurs et ainsi créer efficacement des richesses ? Investir au contraire pour remplacer des êtres humains par des machines, ou pour délocaliser des productions, et faire ainsi baisser le coût du travail pour augmenter les profits ? Ou encore, ne pas investir du tout et placer l’argent en Bourse ou dans les paradis fiscaux ?

C’est pourquoi la fiscalité des entreprises est importante. Pas seulement parce que l’impôt sur les bénéfices des sociétés et les autres taxes qu’elles acquittent alimentent les caisses de l’État. Mais surtout pour aider les luttes sociales à peser sur les choix économiques, sociaux, écologiques des entreprises.  

Le cœur d’une politique fiscale de progrès serait donc de réformer l’impôt sur les sociétés. Elles payent en théorie au fisc 25 % des bénéfices qu’elles réalisent. En réalité, les grandes entreprises payent beaucoup moins parce qu’elles bénéficient de nombreuses exonérations et pratiquent intensivement l’évasion fiscale. Il faut, au contraire, rendre l’impôt sur les sociétés progressif, de 21 % pour les petites entreprises à 45 % pour les grands groupes. Et il faut surtout moduler le taux de cet impôt : les entreprises qui suppriment des emplois, délocalisent, pratiquent l’évasion fiscale seront pénalisées par un taux plus élevé. Enfin il conviendrait de soumettre à ce nouvel impôt l’ensemble des revenus des entreprises, notamment leurs plus-values et leurs revenus financiers

Parallèlement, il faut mettre en place un impôt territorialisé sur le capital des entreprises, pour les inciter à économiser le capital matériel et à produire plus efficacement et plus écologiquement. Ce nouvel impôt serait complété par une contribution additionnelle sur les actifs financiers des entreprises. Le produit de cette taxation opérée nationalement serait ensuite affecté aux communes en fonction de leur richesse

Enfin, il faut supprimer les avantages fiscaux qui ont fait la preuve de leur nocivité, comme le crédit impôt recherche et le CICE. Une partie de l’argent ainsi récupéré par l’État pourrait être utilisée bien plus efficacement pour diminuer la charge des intérêts payés par les entreprises aux banques, à condition que ces crédits servent à financer des investissements répondant à des critères précis en matière économique (création de valeur ajoutée dans les territoires,) sociaux (emplois, salaires, formation…) et écologiques (économies d’énergie et de matières premières). Ce serait un appui aux mobilisations sociales pour faire pression sur les banques et les obliger à changer leur comportement en matière de crédit.

En effet, les choix d’investissements des entreprises, et toute leur gestion, dépendent de leur accès au crédit bancaire. C’est pourquoi imposer une autre utilisation de l’argent des banques est le levier le plus important pour s’attaquer au coût du capital et imposer un nouveau mode de développement, social et écologique.

Le « prélèvement à la source des entreprises » est une formule qui revient souvent dans les propositions du PCF. A quoi cela peut-il correspondre concrètement ?

L’idée est de combattre efficacement l’évasion fiscale : les multinationales usent des multiples dispositions légales qui leur permettent de réduire les profits sur lesquels sont assis leurs impôts ou d’en transférer une grande partie dans des paradis fiscaux, c’est-à-dire dans des pays où ils sont moins taxés qu’en France.

Mais « la source » des profits, ce sont les richesses créées par les travailleurs : c’est cette « source » qu’il faut développer en poussant les entreprises à sécuriser l’emploi et la formation des travailleurs pour créer efficacement des richesses. Et pour lutter contre l’évasion fiscale, il faut des droits d’intervention des salariés et de leurs représentants « à la source » : s’ils détectent des pratiques pouvant servir à l’évasion fiscale, ils doivent pouvoir saisir l’administration fiscale pour qu’elle contraigne l’entreprise et ses banques à recalculer correctement son bénéfice. Cette proposition a déjà été reprise dans un avis du CESE (conseil économique, social et environnemental) sur l’« évitement fiscal ».

La lutte contre l’évasion fiscale épuise-t-elle le sujet de la fiscalité des entreprises ?

L’indignation populaire contre l’évasion fiscale est un fait politique majeur. Il faut lui donner toute sa portée en mettant en lumière les pratiques des multinationales ainsi que la responsabilité des banques, qui orchestrent toutes les actions visant à échapper à l’impôt.

On ne peut pas s’en tenir à l’idée qu’en supprimant (par quelque miracle) l’évasion fiscale et en faisant ainsi fonctionner correctement le système fiscal capitaliste on pourrait résoudre tous les problèmes sans qu’il soit besoin de changer la société, ni de disputer le pouvoir au capital dans les entreprises et dans les banques. Le montant de l’évasion fiscale en France, estimé à 60 à 80 milliards d’euros, représente entre 16 et 22 % de l’excédent brut d’exploitation (les profits) des sociétés non financières : si on veut les priver de cette manne, il ne faut pas les laisser se retourner contre leurs propres salariés et contre la collectivité, en licenciant ou en réduisant leurs investissements. Il faut donc les obliger à fonctionner en obéissant à des critères d’efficacité économique et sociale opposés à la rentabilité financière.

Face à la mondialisation capitaliste, ce combat a une dimension européenne déterminante. Le comportement des entreprises ne sera pas le même selon qu’elles dépendront exclusivement des marchés de capitaux pour financer leurs investissements, ou que la politique monétaire de la Banque centrale européenne dissuadera les banques d’alimenter la spéculation financière et les encouragera, au contraire, à financer à des conditions favorables les projets favorables à la sécurisation de l’emploi et à l’écologie.

Il a, inséparablement, une dimension locale, à la portée des mobilisations sociales dans les entreprises et dans les territoires. C’est le sens, par exemple, des dispositions de la proposition de loi sur la sécurité de l’emploi ou de la formation déposée par André Chassaigne, en faveur d’un droit d’initiative des représentants des salariés dans les entreprises pour des projets de créations de richesses reposant sur la sécurisation de l’emploi, et pour un droit de tirage sur les crédits bancaires pour financer la réalisation de ces projets.


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