“Nous sommes sociologues tout court.” Entretien avec Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot

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“Nous sommes sociologues tout court.” Entretien avec Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot

Entretien avec deux grands noms de la sociologie française, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, qui font aujourd’hui référence pour la sociologie des riches.

Après avoir travaillé sur l’évasion fiscale, la violence des riches ou encore sur Nicolas Sarkozy, ils sont revenus cette année avec Panique dans le 16ème, une enquête sociologique illustrée. Edité aux éditions “La ville brûle”, leur dernier livre revient sur les événements du 14 mars 2016, jour où une simple réunion d’information sur la construction d’un centre d’hébergement d’urgence en lisière du Bois de Boulogne tourne à l’émeute.

Panique dans le 16ème est à la fois le récit de la mobilisation de la grande bourgeoisie raconté et analysé par les Pinçon-Charlot à travers le texte, et illustré sous forme de planche de bande-dessinée par Etienne Lécroart.

Nous sommes allés les rencontrer pour discuter autour de leurs travaux sur la grande bourgeoisie, de leur dernier livre et de la jeunesse.

Grande bourgeoisie

Qu’est ce qui vous a amené à orienter vos travaux sur la grande bourgeoisie ? Vous définissez-vous comme sociologue de gauche ?

Monique Pinçon-Charlot : Nous sommes sociologues tout court. Dans une société marquée par des inégalités comme la nôtre, si l’on est bon sociologue on se doit de dévoiler le fonctionnement de la classe dominante. La violence de classe est telle que nous parlons d’une véritable guerre de classe.

Michel Pinçon : Mais cette violence avance cachée sous le masque de la démocratie et des droits de l’Homme alors qu’elle détricote tous les avantages acquis des hautes luttes par les travailleurs. Avec le nouveau gouvernement, ces atteintes ne devraient pas s’arrêter.

Vous avez également travaillé sur l’évasion fiscale avec “tentative d’évasion fiscale”.  2 ans après la sortie de votre livre, ce sujet est éminemment d’actualité, qu’est-il nécessaire de faire selon vous pour résoudre enfin ce problème ?

MP : L’évasion fiscale apparaît comme une violence légitime qui est assez peu visible grâce à la connivence entre les très riches fraudeurs, les autorités financières et les services fiscaux. Il y a des lanceurs d’alertes qui dénoncent très courageusement les procédures de contournement des impôts non payés.

Quand les riches créanciers des entreprises payent moins d’impôts, il y a moins de services publics, les impôts en étant la source de financement. Pour qu’un pays vive on a besoin des services publics. Or il y a de plus en plus de ces services publics qui sont privatisés comme les autoroutes alors qu’elles ont depuis longtemps été rentabilisées, et qu’une gestion publique coûterait moins cher, comme pour les routes nationales qui sont publiques et gratuites. Il faut donc réduire au maximum les privatisations pour une économie publique dirigée par des fonctionnaires et non par ceux qui veulent accumuler les richesses.

Ce sont les grandes fortunes qui détiennent indirectement si ce n’est directement le pouvoir. Elles ont la possibilité de manipuler les décisions qui leur permette de garder les richesses et le pouvoir. Ainsi, il n’y aura pas de changement durable sans une contestation du système capitaliste lui-même.

Comme Nicolas Sarkozy l’avait été, Macron est défini aujourd’hui comme le président des riches, allez-vous vous intéressez dans l’avenir à son mandat, comme vous l’aviez fait avec l’ancien président ? Il y a-t-il des différences entre eux ?

MP-C : Nous avions tous les éléments pour comprendre que l’élection d’Emmanuel Macron allait être un tournant néo-libéral et on ne s’y est pas trompé. Par exemple, seulement quelques jours après son élection, il annonce une suppression de 181 millions d’euros à l’aide au développement. [NdlR : ces 181 millions sont de l’investissement public, donc en coupant cet investissement, le gouvernement laisse toujours plus de place à l’investissement privé, pour le profit des multinationales.]

Emmanuel Macron à tout de suite fait aussi des cadeaux aux plus riches avec la suppression des valeurs mobilières de l’ISF. Nous avons eu la chance d’avoir pu faire un travail sur les 100 plus riches de l’ISF en 1999. Nous avons pu voir que 95% de leur patrimoine était composé de valeurs mobilières (c’est à dire des actions, des obligations, donc du patrimoine financier) et les 5% restant correspondaient au patrimoine immobilier (appartements, châteaux etc). De cette manière, supprimer les valeurs mobilières de l’ISF, c’est défiscaliser 95% du patrimoine des plus riches.

Si vous pouvez nous en parler, quels sont vos projets futurs ?

MP-C : On ne peut pas annoncer le sujet mais ce sera sous la forme d’une nouvelle bande dessinée qui sortira pour la prochaine Fête de l’Humanité. C’est un rendez-vous important pour nous et nos lecteurs qui nous attendent chaque année.

PANIQUE DANS LE 16ème

Pensiez-vous en vous rendant à la réunion du 14 mars que celle-ci allait dégénérer à ce point ?  

MP-C : Ça a été une immense surprise ! Nos interviewés étaient toujours très polis, élégants, tout était sous contrôle. Ce qui s’est passé le 14 mars était proprement inimaginable.

Aviez-vous l’intention de retravailler sur le XVIème arrondissement de Paris avant de vous rendre à cette réunion ?

MP : Cette réunion a été un déclencheur mais nous avons toujours beaucoup travailler dans le 7eme, le 8eme et le 16ème de même qu’à Neuilly.

Nous suivions par exemple la lutte de la municipalité de Paris pour construire des logements sociaux dans tous les arrondissements de la capitale y compris le 16ème. Bertrand Delanoë, puis Anne Hidalgo ont fait un gros travail de ce point de vue.

Aujourd’hui, c’est Ian Brossat, l’adjoint chargé au logement à la mairie de Paris qui met toutes ses forces pour imposer les logements sociaux dans le XVIème. La situation est celle d’un ghetto de riches où ces derniers veulent vivre entre eux et ne veulent pas côtoyer les plus pauvres.

MP-C : Prenons l’exemple de la Villa Montmorency, on parle ici d’un lotissement fermé au public, tout est surveillé et gardé. Vous ne pouvez y entrer que si vous y êtes invités, c’est un ghetto impénétrable. C’est là que vivent les familles Sarkozy, Bolloré, Lagardère, Dassault etc. Ce sont de grandes maisons patriarcales où chacun a son parc. Elles se trouvent près de l’ancienne gare d’Auteuil. Toutes ces personnes choisissent de vivre entre elles avec des codes pour se reconnaître.

Ces riches habitants font partie de clubs sportifs où il faut être coopté pour y entrer comme avec le polo de Paris. Ce sont 9 hectares privatisés dans le bois de Boulogne où se retrouve toute la haute bourgeoisie. Ce sont au total 25 hectares de ce bois qui sont concédés à la grande bourgeoisie. Le bois de Boulogne est leur parc et ils entendent le contrôler. Alors quand la mairie a voulu construire un centre d’hébergement leur réaction a été viscérale.

Ainsi, nous avons voulu faire l’autopsie de cette réunion du 14 mars totalement inattendue. Et nous avons montré comment la défense de l’entre-soi permet de construire un sentiment d’impunité de classe. Les grands bourgeois vivent ensemble et ne souhaitent pas partager leur territoire avec des dissemblables. Cet entre-soi leur permet aussi d’éviter la culpabilité alors qu’ils sont les responsables de la misère et de la précarité.

3 mois après la sortie de votre livre, Ian Brossat annonce la création d’un deuxième centre d’hébergement d’urgence en lisière du bois de Boulogne, le lieu n’est pas tout à fait défini, pouvons-nous nous attendre à une mobilisation comparable de la part de la grande bourgeoisie ?

MP : La mobilisation, si elle a lieu, sera certainement beaucoup moins spectaculaire car la grande bourgeoisie a gaspillé sa légitimité.

MP-C : Les plus riches sont hostiles aux classes populaires de manière vitale. Mais leur attitude vis à vis du centre d’hébergement d’urgence sur lequel est construit notre livre a changé. Depuis la colère du 14 mars on est passé à un “béni oui oui” global.

Par exemple nous avons entendu que les habitants du XVIème avaient donné de nombreux vêtements :

“Nous avons été dépassés par la générosité du XVIème, selon le directeur du centre, nous avons même dû réserver une pièce collective pour en faire un vestiaire afin ranger les vêtements qui ont été offerts !”  

Rappelons que le centre d’hébergement doit être déplacé dans 2 ans. Mais si les riverains du XVIème arrondissement sont toujours satisfaits, pourquoi ce centre devrait être déplacé alors que ce déplacement coûterait cher?”

Est-ce que la jeunesse s’est mobilisée en 2016 contre la construction du projet ? Les intérêts de la bourgeoisie sont-ils générationnels ou inter-générationnels ?  

MP : On a pu constater une reproduction parfaite qui est très caractéristique du milieu.

MP-C : C’est rare qu’il y ait des ruptures. Les jeunes ont tout à gagner à rester dans leur milieu d’origine. On le voit à la fin du livre où l’on a discuté avec des jeunes du XVIème, ils répètent ce qu’ils ont pu entendre chez eux et tiennent donc le même discours que leurs parents. Ils utilisent leurs propres mots tout en reprenant les codes de la grande bourgeoisie.

JEUNESSE

Macron et son gouvernement ont annoncé en novembre le plan étudiant, ce dernier prévoit une sélection qui ne dit pas son nom. A l’image des grandes écoles, peut-on s’attendre à voir à l’université une forte reproduction sociale des classes les plus aisées ?

MP-C : La sélection sociale est déjà très importante. Il y a un clivage très fort entre les grandes écoles et l’université. La sélection existe à l’intérieur même des universités avec des filières dévalorisées. Mais aussi entre les universités où certaines sont plus réputées que d’autres.

MP : Il y a une accélération du néo-libéralisme au plus près des intérêts du MEDEF.

On retrouve une sur-sélection qui garantit l’intégration des écoles comme Science Po, l’ENA ou Polytechnique. Des enfants des quartiers populaires arrivent à rentrer dans ces écoles, mais ce n’est pas la majorité. Les épreuves de ces grandes écoles comportent des tests de vérifications pour voir si la personnalité de l’étudiant correspond à l’école. C’est un moyen de distinguer les enfants en fonction de leur milieu d’origine.

MP-C : Emmanuel Macron veut aussi généraliser la formule du grand oral. C’est à dire un oral où un jury, à travers des questions diverses et quelquefois sur des thèmes inattendus, va tester la personnalité sociale des étudiants. C’est une sorte d’intégration à l’université du principe du grand oral de l’ENA. Tout cela nous montre encore une fois que l’égalité des chances dans le système scolaire est un mythe.


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