Jean Salem entre Épicure et Marx

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Jean Salem entre Épicure et Marx

Le 14 janvier dernier, Jean Salem philosophe, fils de  Gilberte Alleg-Salem et d’Henri Alleg s’est éteint. Nous vous proposons une modeste ouverture sur ses travaux de tout une vie d’engagement communiste.

« La mort n’est rien pour nous et elle ne nous touche en rien»

Cette célèbre formule est symbole de l’épicurisme, philosophie incarnée et transmise avec brio par Jean Salem.

Anatole France écrivait quant à la mort :

« je suis, elle n’est pas, elle est, je ne suis plus ».

Pourtant, nul doute que la mort de Jean Salem provoque une peine immense et une perte incommensurable pour l’ensemble des esprits curieux et oreilles attentives qui ont eu la chance de le croiser sur leur chemin, tel le hasard ou telle la destinée du clinamen :

« cette légère déviation des atomes hors de la trajectoire rectiligne qui est la leur, et qui introduit l’indétermination dans l’univers de la nécessité ».

Lorsque l’on écrit « la philosophie c’est… » dans Google, on tombe en premier lieu sur le résultat « … quoi » ? Personne ne nie, y compris les premiers concernés, que la philosophie demeure une discipline peu valorisée dans le champ professionnel, peu populaire dans le champ médiatique, à l’exception de quelques usurpateurs justement appréciés pour leur usurpation. Jean Salem était tout sauf un usurpateur. Il savait ce qu’était la philosophie et voulait la faire connaître.

Avoir l’opportunité d’écouter ou de lire Jean Salem est de l’ordre de la nécessité et permet de dévier de ce quotidien indéterminé qui est le nôtre.

Jean Salem exerçait son art philosophique dans la brillante lignée des premiers matérialistes, des atomistes de l’Antiquité : Démocrite, Épicure et Lucrèce. Son enseignement était prodigué avec une pédagogie vivante, sur mesure pour son auditoire. Il était un « médecin de l’âme » comme le sont les grands philosophes qui marquent une époque. Oui, la philosophie matérialiste, la philosophie marxiste est une médecine de l’âme. Une discipline qui devrait profiter à tous les élèves, dès le plus jeune âge.

Jean Salem était porté par une grande ambition. Il perpétuait le désir fondateur et rationnel de ces premiers matérialistes, celui que dessinait Paul Nizan dans Les matérialistes de l’Antiquité :

« Que dans un monde où les atomes tourbillonnent, composant au hasard de leurs rencontres des objets promis à l’évanouissement, l’homme qui n’est comme eux qu’un enfant de la chance puisse enfin se suffire ».

L’entreprise épicurienne a pour vocation de libérer des générations entières de la peur d’une justice divine, d’une destinée incertaine, d’une mort soudaine. La chance ici nommée est synonyme de hasard et c’est ce hasard qui fonde la liberté. Marx pensait qu’être libre, c’est vouloir ce que l’on peut et de fait, d’avoir la connaissance de notre champ des possibles.

Connaître les mécanismes, les rouages scientifiques de la vie, de la nature, de la société, du corps, ne permet certainement pas d’en avoir la maîtrise absolue, mais permet de savoir à quoi s’attendre de façon rationnelle et non mystique, de connaître les tenants et les aboutissants. Seulement ainsi, les femmes et les hommes pourront conquérir une paix intérieure les menant à une forme d’autonomie salutaire. Les phénomènes célestes inquiétaient jusqu’à l’empereur Auguste. Suétone rapporte « qu’il éprouvait à l’égard du tonnerre et des éclairs une terreur un peu maladive ».

Toute la philosophie épicurienne puis matérialiste et enfin marxiste découle de cette volonté de donner la maîtrise et la connaissance des phénomènes qui nous entourent afin que celle-ci engendre une délivrance et une pleine autonomie de sa vie. Les femmes et les hommes n’ont peur que de ce qu’ils ignorent. Leur peur primaire, initiale est celle de l’univers et de notre place en son sein. A tel point que l’on finit par penser que toute notre vie doit être une quête pour une place au-delà de cet univers. Avoir peur de la mort c’est avoir peur de ce tournant incertain, de ce tourbillonnement dont personne ne peut conter l’expérience.

Encore aujourd’hui, beaucoup trop de femmes et d’hommes sont intimement persuadés que leur sort n’est pas entre leurs mains, que la fatalité règne et que l’ordre social existant les surplombe. Ils ne croient plus à la force de la démocratie. Les engagements politiques, les partis sont remis en cause. On préfèrera parler de « société civile », notion illusoire visant à déposséder d’autant plus les citoyens de leur droit et pouvoir d’action. Le réel se trouve ainsi être perçu comme une succession d’évènements échappant à tout contrôle démocratique. Seul le monde des puissants décide.

Nous sommes ici face à la même superstition paralysante dont était victime Épicure face à la superstition de la justice divine incarnée par la foudre. L’épicurisme comme le marxisme a vocation à rassurer tout en redonnant aux citoyens toute leur place dans la société. S’ils évoluent en effet dans un monde tourbillonnant et incertain, ils sont les atomes de ce monde et le définissent.

Savoir que la foudre n’est pas une justice divine mais est un phénomène météorologique scientifique et parfaitement logique a non seulement permis de rassurer, mais cette connaissance a également permis de pouvoir prévoir quand et où frappera cette foudre. Lorsqu’Engels écrit Joseph Bloch en 1890, il explique ceci :

« Il y a interaction de tous ces facteurs au sein de laquelle le mouvement économique finit par se frayer un chemin comme une nécessité, au travers d’une infinie multitude de contingences (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison interne entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. »

Voilà pourquoi le marxisme n’a jamais été une science exacte, une philosophie mécaniciste comme le stalinisme a voulu le faire croire, parce que les paramètres sont multiples et inter agissent en action réciproque, en interdépendance. Le fonctionnement de la société a une histoire, une logique que l’on peut comprendre.

Jean Salem nous explique que Lucrèce présente Épicure comme un pater au chant III du De Natura Rerum (littéralement : De la nature des choses) pas seulement comme un dieu, mais comme un triomphateur à la romaine au chant I :

« il a par son génie et son audace osé sortir imaginairement, par l’entendement, au-delà des murailles enflammées qui ceinturent notre monde, c’est-à-dire les astres. Il a parcouru le tout immense, et revenu, il nous a permis de vaincre la religion qui oppressait les mortels, qui les empêchait de respirer. Un grec a osé faire cela et sa victoire nous élève jusqu’au ciel. Marx qui a fait sa thèse sur les premiers atomistes parlera des communards « qui sont montés à l’assaut du ciel ». Il pensait bien entendu aux vers de Lucrèce ».

Le marxisme s’inscrit ainsi dans la continuité historique de l’épicurisme et Jean Salem en était le témoin le plus vif. Lénine écrivait en 1913 dans les Trois sources et parties constitutives du marxisme :

«La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu’elle est juste. Elle est harmonieuse et complète ; elle donne aux hommes une conception cohérente du monde, inconciliable avec toute superstition, avec toute réaction, avec toute défense de l’oppression bourgeoise. […] La philosophie de Marx est un matérialisme philosophique achevé, qui a donné de puissants instruments de connaissance à l’humanité et à la classe ouvrière surtout.»

Notre époque, comme celle du temps d’Épicure, est une période de troubles politiques, de violences, de précarité. La philosophie, celle qui nous apprend à nous libérer pour mieux vivre, doit survivre à la mort de ceux qui l’enseignent. Telle était l’une des grandes leçons de philosophie de Jean Salem, à qui l’on peut dire, merci.


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