La voix d’Ange : chanter la France rurale

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La voix d’Ange : chanter la France rurale

Après l’explosion du rock psychédélique et du mouvement hippie dans les années 1960 (qui n’eurent que peu d’influence sur la scène musicale et politique française), les années 1970 voient se développer d’abord aux États-Unis, puis rapidement dans tout le monde occidental un nouveau rock, plus poreux aux influences d’autres styles musicaux comme le jazz. 

La France agit comme un territoire pionnier dans le développement du rock progressif, notamment sous les traits du groupe Ange et de son album phare Emile Jacotey. Auprès d’un public majoritairement composé de classe moyenne, Ange transmet des histoires venant de cette France des petits villages qui déjà commence à s’estomper.

Ange et Emile, la rencontre de deux mondes

Formé en 1969 par Christian et Francis Décamps et Jean-Michel Brézovar, le groupe Ange n’était pas destiné, par son courant musical et son origine sociale, à produire cet album unique qu’est devenu Emile Jacotey. Le rock progressif connaît ses plus gros succès au sein d’une classe moyenne intellectuelle dont sont souvent issus les artistes eux-mêmes. Dans ce style, Ange occupe la même place en France que la légende britannique Genesis dans toute l’Europe. Ils se déploient dans des thèmes historico-féériques qui collent bien aux principes du rock progressif fondé sur l’éclectisme, la diversité des instruments et les expérimentations artistiques.

Au milieu des années 1970 vit dans un petit village à l’est du pays appelé Saulnot un ancien maréchal-ferrant, Emile Jacotey. Ce dernier est une sorte de figure locale : il est un de ces conteurs de la France rurale, un vieil homme plein d’histoires et de légendes qu’il n’hésite pas à raconter à qui veut les entendre. Sa popularité est telle que le journal L’Est républicain publie un article faisant son portrait. La cousine de Christian Décamps le découpe et lui envoie alors qu’il est en tournée en Angleterre.

Passionné par le personnage, le groupe se rend à Saulnot et réalise quarante-cinq minutes d’entretien avec Emile où celui-ci se présente et raconte ses histoires aux musiciens. Tandis que le prochain album devait être une adaptation d’un roman intitulé Le Livre des Légendes, le projet change du tout-au-tout après cette rencontre entre les figures du rock progressif français et le vieux maréchal-ferrant de Saulnot.

Des légendes de la France des villages à l’album révolutionnaire

« Je vous dis, je suis né en 1890. C’est pas d’aujourd’hui. Je suis né ici, mes parents ont toujours habité ici, mes grands-parents aussi. J’exerçais le métier de maréchal. J’ai continué jusque… à quel âge… Je… J’avais soixante-dix ans quand j’ai arrêté. Maintenant je bricole encore un peu, j’en ai quatre-vingt-cinq, et puis ma foi… Maintenant… A c’t’âge-ci, qu’est-ce que vous voulez. On se repose ! »

C’est Emile lui-même qui ouvre ainsi le premier titre de l’album paru en 1975, Ode à Emile. À travers cette première chanson, Ange ne rend pas seulement hommage à cet homme qui n’a jamais cessé de travailler et plus encore de raconter des histoires. Il parle aussi de cette transmission orale si importante dans les cultures populaires rurales françaises. En transmettant ses contes et légendes, Emile Jacotey fait exister une certaine identité de sa région qui configure les souvenirs et les imaginaires des populations qui y vivent. Ange saisit cette puissance en mettant en musique ce « petit vieux de tous les temps »…

Mais cet album prodigieux parle aussi de ces modes de vie ruraux et ces expériences particulières. Par exemple, le titre Les noces dépeint une scène matrimoniale dans une église de village composée par une diversité de personnages directement issus d’un souvenir réel ou en partie fantasmé de ceux qui ont vécu ces territoires. Ces événements structurent (ou structuraient) la vie locale et Ange parvient à replacer ces thèmes profondément populaires et très éloignés des cultures urbaines dans une musique novatrice et des rythmes inhabituels.

Au contraire, d’autres musiques s’attachent plus particulièrement aux imaginaires de ces villages comme Sur la trace des fées qui se plonge dans les souvenirs d’un enfant de cette ruralité.

« Jadis, avec Pierre et Gladys
On les voyait passer en robe blanche
Au ruisseau qui traînait nos rêves
Vers un écrin de joie
Nous suivions la trace des fées
C'était au mois de mai » 

Dans une fusion presque naturelle, les légendes enfantines traditionnelles rejoignent les thèmes médiévaux-fantastiques des premiers temps du répertoire d’Ange. Le groupe assimile le fond parfois surnaturel des traditions orales perpétuées par Emile Jacotey.

Fantasme identitaire ou innovation politico-culturelle majeure ?

L’utilisation du terme de France rurale ou de France des campagnes est devenue ultra-massif dans le discours politique et culturel de ces dernières années, soit pour clamer son inexistence, soit pour exiger un retour à de soi-disant racines.

Quelles sont alors les leçons que nous pouvons tirer d’un travail artistique comme celui d’Ange ? On pourrait penser qu’en reproduisant ces histoires populaires rurales, le groupe les fige dans le marbre et construit un modèle de vie pour ceux qui vivent loin des villes. En réalité, Emile Jacotey apparaît davantage comme une réconciliation et une création empruntant à la fois aux thèmes des classes populaires vivant loin des grandes villes et au style musical qui a si puissamment conquis la scène musicale française de la classe moyenne citadine et toute une génération de jeunes.

En amenant les modes de vie ruraux aux yeux du grand public, Ange sort du cadre de son époque, de son extraction sociale, mais aussi de son mouvement artistique. Le rock progressif amène dans ces structures et ces souvenirs figés d’une ruralité vécue et du même coup parfois imaginaire des éléments de mise en mouvement et d’instabilité. Le groupe ne construit pas un monument éternel à un certain type de récit ou de société, il fait voyager des expériences de vie à travers un canal qui traverse toutes les couches de la société française : la musique.

Emile est mort en 1978 de sa belle mort.

« Quand la machine ne tourne plus, que l'heure de l'heure du glas approche
On se chante un tout petit vin, on se boit un dernier refrain
Et puis tranquille on peut partir torcher le cul au firmament. »

Tout comme le vieux maréchal-ferrant a assumé, peut-être sans le savoir, la survie de tout un fond culturel régional, Ange a offert aux français un moyen de se souvenir d’une partie d’eux-mêmes.

Le terme rock progressif vient d’une mauvaise traduction de l’anglais “progressive rock”, qui désigne en fait un rock progressiste. Tout un programme ! Ange a bâti des ponts qui, dans une société de plus en plus archipelisée, pourraient bien devenir des phares.


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