Ruffin, Macron et l’empathie, une mauvaise approche

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Ruffin, Macron et l’empathie, une mauvaise approche

Dans une interview donnée à Brut le 5 Mars dernier, le bien connu député François Ruffin s’expliquait sur son sentiment à propos d’Emmanuel Macron dans le cadre de la sortie de son livre : “Ce pays que tu ne connais pas” adressé directement au président. La vidéo intitulée « François Ruffin et le manque d’empathie d’Emmanuel Macron » a été vue un peu moins de 500.000 fois avec plus de 7000 partages sur Facebook et affiche également des bons scores d’audience sur les autres réseaux sociaux. François Ruffin y dénonce le caractère arrogant du président Macron et insiste sur l’importance pour l’homme politique, même au plus haut rang de la société, de « ne pas oublier » le « sentiment d’échec », la « fragilité qui existe dans le cœur de l’homme ». Il dénonce chez le président son « incapacité à se mettre à la place de l’autre » excepté pour se mettre « à la place des gens qui ont l’Impôt de Solidarité [sur la Fortune] ».

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Cette capacité qui manquerait au président d’après François Ruffin : c’est l’empathie.

L’empathie est avant tout une réponse émotionnelle et affective face à une situation. Elle s’applique lorsque l’on ressent en totalité ou en partie l’émotion d’une autre personne. C’est le cas lorsque l’on voit quelqu’un être blessé physiquement ou moralement et qu’on imagine sa souffrance ou lorsque l’on se réjouit des succès d’une personne en partageant en partie au moins son sentiment de bonheur et/ou d’accomplissement.

Mais qu’en est-il en politique ?

Pour un marxiste, il est problématique de conceptualiser la politique au travers des sentiments et des ressentis. Les bons sentiments ne sont pas des arguments, ni des faits, et ils varient fortement d’un individu à un autre, d’une société à une autre, d’une classe sociale à une autre, etc. Ils varient en fonction de l’éducation, des valeurs, des expériences de vies, de la variété des situations psychologiques, etc. Or,  l’aliénation, l’exploitation, la lutte des classes et tous les autres concepts marxistes ne sont pas des concepts moraux ou des ressentis individuels, ce sont des faits sociaux, ou des théories scientifiquement déterminées :

Le bourgeois exploite le prolétaire, non pas car il a un défaut d’empathie pour ce dernier, mais car il en va de la nature même du profit dans les rapports de production capitaliste. Dans le capitalisme, un patron, aussi humaniste et empathique serait-il, serait tout de même contraint d’extraire la plus-value du travail de ses employés, c’est-à-dire de recourir à l’exploitation, pour dégager du profit et permettre le fonctionnement normal de son entreprise. Dialectiquement, ce recours permet de  fournir un revenu salarié nécessaire à la reproduction de la force de travail de l’employé. C’est ainsi que, sans recourir à l’affect, ni à la morale, le capitalisme organise la société en condamnant à une place antagonique ses deux classes sociales principales (bourgeoisie/prolétariat) et produit en même temps la justification de sa propre existence.

C’est ainsi qu’il est tout à fait possible pour le bourgeois d’être parfaitement empathique envers les difficultés économiques/sociales/affectives de son salarié (et ceux des autres) tout en exploitant sa force de travail, comme il est parfaitement possible pour l’ouvrier d’être empathique envers son patron quand bien même il est dans un rapport de subordination directe avec ce dernier. Les sentiments n’ont pas de classes sociales, ils n’ont rien à voir avec les perspectives politiques de société, sinon il serait simplement impossible pour un électeur/militant de droite d’être ami (et plus si affinités) avec un électeur/militant de gauche et inversement. L’histoire a multiplié les contre-exemples démontrant que c’était faux.

La classe sociale se définit toujours uniquement par son rapport aux moyens de production et donc, par la place objective qu’elle occupe dans la société. Ainsi, la classe bourgeoise, en disposant des moyens de production dans la structure de la société capitaliste, c’est elle qui dispose du pouvoir économique, et donc du pouvoir politique qui en découle. Ainsi, un membre d’une classe sociale partage, même inconsciemment, les intérêts politiques des autres membres de cette classe quand bien même il pourrait avoir des oppositions individuelles avec d’autres membres de cette classe et quand bien même il pourrait entretenir des relations affectives de diverses natures avec des membres d’une autre classe sociale.

Marx pour sortir d’une approche morale

La célèbre formule « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », qui figure à la fin du Manifeste du Parti Communiste et qui fut la devise de la Ligue des communistes à partir de 1847 pour remplacer celle de la Ligue des Justes : « Tous les hommes sont des frères » (devise qui n’intégrait pas la notion de lutte des classes, et donc, d’intérêts de classe) intègre ce dépassement dialectique de cette notion de « sentimentalité petite-bourgeoise » que K. Marx reproche violemment aux socialistes utopiques de son temps. La notion d’« union » des « prolétaires » n’implique ainsi nullement une union par les affects, mais une union par la classe et donc une prise de conscience des intérêts communs à celle-ci. Cette devise, ce n’est pas juste une formule : c’est la maxime de la conscience de classe.

Ce à quoi doit tendre le travailleur communiste dans la lutte sociale, c’est à atteindre et faire atteindre cette conscience de classe la plus nette possible et la plus partagée possible entre tous les travailleurs. Elle ne se définit pas comme une réponse émotionnelle mais comme une réponse politique découlant de l’analyse du réel.

La critique de Ruffin nécessaire, mais insuffisante

La conscience de classe, cela-dit, n’interdit pas pour autant l’empathie dans l’absolu, et ne la rend pas non plus sélective, mais ne la pose pas non plus comme une nécessité politique. De fait, elle exclut totalement l’empathie comme objet des luttes sociales. En réalité, empathie et conscience de classe sont des concepts qui peuvent sembler similaires sur les effets produits mais qui sont parfaitement déconnectés dans les faits. Le marxisme demeure ainsi l’une des très rares méthodes d’études politiques à ne pas recourir à la morale, ce qui participe à garantir la scientificité des analyses qui en découlent.

Lorsque l’on écoute Ruffin, on comprend qu’il n’a pas dépassé ces débats. Il reste malheureusement coincé, par naïveté ou par démagogie, dans une analyse émotionnelle et donc fragmentée des relations sociales. Son analyse refuse, ou n’ose pas nommer la nature de classe de la politique d’Emmanuel Macron et se faisant, il laisse, consciemment ou non, la porte ouverte aux récupérations et aux interprétations opportunistes, égotiques et individualisantes de la lutte sociale là où il est nécessaire parmi les exploités de créer ou de recréer une identité collective, partagée et unificatrice.


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