Témoignage de soignants, Louise orthophoniste

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Témoignage de soignants, Louise orthophoniste

Applaudis tous les soirs pour leur rôle en première ligne face à l’épidémie de Covid-19, les soignants racontent leur quotidien. Le prénom utilisé est un pseudonyme.

Bonjour, peux-tu te présenter rapidement ?

J’ai 26 ans et je suis orthophoniste. Je travaille avec une population adulte dans un service de rééducation. A mon entrée dans le monde du travail j’ai adhéré au MJCF, j’y ai des responsabilités fédérales et nationales. Je suis également adhérente au PCF et à la CGT.

Je suis orthophoniste à l’AP-HP. Je travaille avec une population adulte, entre des adultes ayant des troubles neurologiques et des myopathies, et des personnes âgées pouvant présenter des troubles cognitifs.

La pandémie de COVID-19 a-t-elle changé les missions de ton service ?

Oui, l’hôpital de jour a fermé, il reste donc les services d’hospitalisation classiques. Très rapidement je n’ai pris en charge que les urgences, c’est-à-dire les troubles de la déglutition, car il y a un risque vital immédiat. Je maintiens également les prises en charge post-AVC, sinon il y a une grosse perte de chances de récupération.

Quelles ont été les mesures de réorganisation du service ?

Il y a eu plusieurs périodes. Dans un premier temps, comme nous (les orthophonistes) avions réduit notre activité aux urgences, nous avons écrit une lettre à notre encadrement pour demander à passer en mi-effectif et ainsi constitué une « réserve » pour prévoir le cas où l’une d’entre nous tomberait malade. Nous faisons en effet partie des métiers particulièrement exposés : nous intervenons à proximité du visage des patients, et lors des essais de déglutition il arrive fréquemment que les patients toussent, projetant des gouttelettes vectrices du virus.

Notre demande de réorganisation à mi-effectif a été refusée, sous prétexte que le Plan Blanc impose la présence de tout le monde. La hiérarchie a pensé que nous étions des tire-au-flanc qui voulions profiter de la situation pour se la couler douce chez nous. Nous étions donc présentes à l’hôpital, mais sans avoir à effectuer nos missions habituelles, ce qui provoquait temporairement une perte de sens de notre métier. Rapidement, plus de la moitié de nos effectifs en orthophonie est tombée malade et en même temps ont eu lieu les transformations de l’hôpital pour accueillir dans certaines ailes des patients Covid. Au moment précis où les collègues étaient malades, nous avons fait face à beaucoup d’entrées de patients, et donc à une grosse charge de travail. C’était précisément la situation que nous voulions éviter.

Dans cette deuxième période, nous voyons actuellement des patients covid qui sont très fatigués, fluctuants, et pour qui les réévaluations et adaptations fréquentes pour une déglutition sécurisée sont nécessaires. Nous recevons aussi depuis quelques jours des patients qui ont eu une forme grave de la maladie et ont passé beaucoup de temps en réanimation. Ils ont besoin de rééducation, du fait de neuropathies de réanimation, de traumatismes, de la fonte musculaire et de la perte en autonomie… Pour ce qui concerne directement les orthophonistes, ces patients ont été soumis à une intubation de longue durée, ce qui provoque souvent des lésions au niveau des cordes vocales et des structures du larynx et du pharynx, à l’origine de troubles de la voix et de la déglutition.

Une fois la situation redoutée arrivée, comment a réagi la direction ?

Dans un premier temps, ils n’ont pas montré d’inquiétude. Aucune mesure n’a été prise jusqu’à la convocation d’un CHSCT exceptionnel. Nous avons expliqué la situation aux représentants de la CGT qui nous a défendues. Le directeur de l’hôpital a ricané et dit  : « vous vouliez être à mi-effectif, maintenant vous l’êtes », alors que la revendication visait justement à éviter d’avoir des collègues malades quand les patients auraient le plus besoin de nous. Nous ne nous sommes pas senties écoutées, ceux qui prennent les décisions ne sont pas sur le terrain et ne connaissent pas notre métier.

Que penses-tu de la prime du gouvernement ?

Nous restons sur nos revendications d’augmentation de 300 € des salaires de tous les personnels hospitaliers, car une prime ponctuelle mettra certes du beurre dans les épinards, mais ne réglera pas les problèmes quotidiens du manque de moyens. Beaucoup de soignants ont du mal à se loger à proximité de leur lieu de travail. Nos salaires ne permettent pas de subvenir aux besoins de nos familles. Les rémunérations à l’hôpital public ne sont pas en accord avec le niveau de qualification, et ce à tous les niveaux. Pour les orthophonistes, il y a une grosse concurrence avec le privé et le libéral. La faiblesse des rémunérations dans l’hôpital public fait que tous les postes ne sont pas pourvus. En conséquence, beaucoup d’hôpitaux ne peuvent pas proposer de soins orthophoniques à leurs patients. Beaucoup d’orthophonistes voudraient travailler à l’hôpital, mais ne peuvent pas, car la rémunération trop faible. Nombre d’orthophonistes de l’hôpital public vivent soit dans la précarité, soit sur le salaire de leur compagnon. Ces difficultés à recruter mettent aussi en danger la capacité du pays à former une nouvelle génération de soignants.

En plus d’une rémunération plus juste, qui permettrait de pourvoir les postes existants, il va falloir recréer les postes détruits. Dans notre cas, de nombreux postes d’orthophonistes non pourvus sont transformés en postes d’autres professionnels de la rééducation. Cela crée un risque de disparition de notre métier dans de nombreux hôpitaux, alors que nous sommes indispensables pour la rééducation.

Comment ressentez-vous concrètement le manque de moyens ?

Une des formes les plus choquantes, c’est les conditions de décès de certains patients. Beaucoup vivent leurs derniers moments dans une grande solitude. C’est très dur psychologiquement, car ce n’est pas du tout ce qu’on voudrait offrir aux patients. Nous n’avons pas assez de temps à leur consacrer. En plus, notre équipement est très anxiogène pour eux. Il y a peu d’interaction humaine, pas de réassurance avec des sourires, ils ne voient presque pas nos yeux. Ils n’ont aucune idée de notre véritable physionomie et ne peuvent pas mémoriser nos visages et nous reconnaître d’un soin à l’autre. Souvent, cela s’ajoute à des problèmes de communications déjà existants en gériatrie comme les troubles de l’audition.

Sans visites des proches, les patients sont très esseulés. C’est évidemment une souffrance pour les patients, pour leurs proches, mais aussi pour nous soignants. Il y a deux semaines, un de mes patients suspectés d’avoir le Covid m’a dit qu’il se sentait abandonné. Nous entrions très équipés dans sa chambre, et nous étions contraints d’aller très vite. Il était l’un de mes premiers patients de cette crise. Lors de mes évaluations, je restais un peu plus longtemps que prévu, à discuter et prendre soin de lui. Les entrées et sorties d’une chambre covid+ devant être limitées, et étant en manque de repères du fait de la nouveauté de ces conditions, j’avais besoin de prendre plus de temps pour bien faire mon travail. Cela lui était précieux, car il considérait que c’était ses seules interactions véritablement humaines. Je l’ai réévalué deux fois, il attendait mon passage avec impatience. Lorsque je l’ai vu pour la dernière fois, il m’a demandé de revenir dès le lendemain. Je n’ai pas pu. Il est décédé en se sentant abandonné. Nous faisons régulièrement face aux décès de nos patients. Mais dans ces conditions, c’est plus dur.

À côté de ce manque de temps, dû aux manques de moyens et d’effectifs, nous avons également le sentiment de nous mettre en danger à cause de la pénurie en équipement de protection. Pendant une période, les soignants ont dû les remplacer par des sacs poubelles. Dans certains services, les portants d’équipements de protection sont vides. Il faut continuellement aller les quémander au cadre, ce qui est souvent long, et humiliant. Aucun soignant n’a le temps de courir sans cesse dans le service pour faire ces demandes. Une infirmière me confiait avoir le sentiment d’aller « à la guerre sans armes », c’est une expression qui revient beaucoup dans les hôpitaux. Depuis quelque temps, nous faisons face à une pénurie de blouses, car la lingerie ne peut pas suivre le rythme. Nous avons donc des blouses à usage unique jetables. Or, du fait de la pénurie, on nous a demandé de ne pas les jeter, car elles seront stérilisées et réutilisées. 

En orthophonie, pour éviter d’augmenter les risques de transmission du virus, nous avons décidé de ne plus ressortir du matériel de rééducation entré dans la chambre d’un patient, mais nous manquons de matériel pour continuer à appliquer cette solution, on doit bricoler avec ce qu’on a.

La situation des étudiants et des soignants en formation est souvent décrite comme inquiétante, comment cela se concrétise-t-il dans ton hôpital ?

Effectivement, beaucoup d’étudiants infirmiers, d’étudiants en médecine et d’étudiants rééducateurs sous-payés sont envoyés en première ligne. La direction semble considérer les soignants en formation comme une main d’œuvre qui vient occuper les postes que personne ne veut, notamment de nuit, pour une rémunération bradée et sans l’accompagnement psychologique nécessaire. Le recours à des étudiants pose donc le problème de leur rémunération, mais également du temps consacré par les soignants à les former et à les encadrer : cela demande en effet du temps et de l’énergie, dont nous manquons déjà ! Il n’est pas acceptable de jeter des jeunes ainsi en première ligne alors que les soignants les plus aguerris sont déjà eux-mêmes en souffrance ! 

Que pensez-vous de l’annonce du déconfinement pour le 11 mai ?

Nous sommes inquiets, surtout que l’on voit nos collègues de pédiatrie alerter sur le syndrome inflammatoire qui touche des enfants exposés au Covid. On sait qu’on ne pourra pas rester éternellement confinés, mais les raisons de la reprise des cours et du travail le 11 mai sont purement capitalistes. Cette mise en danger de la population, et de l’hôpital qui devrait affronter une deuxième vague, nous met en colère. Dans l’idéal il faudrait un vaccin, car au vu de nos connaissances sur le virus, l’immunité collective semble difficile à atteindre. La cohabitation avec le virus ne semble pas pouvoir se faire sans protection.

Le thème du jour d’après est largement évoqué, comment vois-tu la fin de la crise ?

La situation va être compliquée, car nous étions déjà mobilisées et fatiguées. Certains services vont peut-être pouvoir souffler un peu à la fin de l’épidémie, comme la réanimation, mais pour l’hôpital ce ne sera pas fini du tout. Il va se passer de longs mois avant de pouvoir reprendre le rythme d’avant l’épidémie. En rééducation, nous allons travailler à la réautonomisation des survivants du Covid.

Nous allons toutes et tous être épuisés physiquement et psychologiquement. C’est ce qu’on répète depuis des années : l’hôpital fonctionnait grâce à notre énergie pour compenser le manque de moyens et de considération de nos directions. Le travail d’équipe nous faisait nous serrer les coudes face au mépris de la hiérarchie.

Il va falloir enfin un plan de sauvetage de l’hôpital de grande ampleur. Il faut beaucoup d’embauches et de moyens pour nous permettre de récupérer. Nous n’aurons pas les moyens humains de faire comme avant. Revenons sur les logiques libérales qui nous ont menés à ça !

On se méfie également beaucoup du transfert vers le privé. On a beaucoup reproché à l’État de ne pas faire appel aux hôpitaux privés pendant la crise. Veulent-ils transférer l’offre de soin classique vers un privé en état de marche, préservé, après la crise ? Le risque est de se retrouver dans une situation où le gouvernement pourra dire « l’hôpital public ne peut plus » et transférera les activités vers le privé.


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