Faut-il sortir du football ?

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Faut-il sortir du football ?

À l’approche d’une coupe du monde qui se jouera sur un cimetière d’ouvriers et alors que les sommes en jeu deviennent de plus en plus folles, les passionnés de football semblent désemparés. Le « foot moderne » aurait tué le sport simple de leur enfance. Devant un spectacle qui confine au grotesque, de nombreux militants révolutionnaires s’interrogent sur la marche à suivre.

Commençons par un constat : les rapports entre football et capitalisme ne datent pas d’hier. La première édition d’un championnat professionnel date de 1888 en Angleterre. Il s’agissait d’assurer un revenu stable par l’organisation de matchs réguliers, transformant ainsi un loisir pratiqué par des gentlemen anglais en spectacle monétisable auprès des spectateurs devenus des consommateurs. 

Au tournant du XXe siècle, le développement de rencontres internationales va contribuer dans chaque nation à tracer une frontière stricte entre les catégories « intérieur » et « extérieur ». Si la situation actuelle semble bien loin de l’époque où les stars du championnat anglais recevaient un salaire de 5 £/mois, force est de constater que le football a depuis longtemps été considéré comme une marchandise.

Les supporters sont tiraillés

Au XXIe siècle, son développement a suivi une route duale. En s’exportant dans le monde entier et en traversant les classes sociales, il est devenu le sport le plus populaire de la planète tout en incarnant une industrie concentrant en son sein de gigantesques capitaux. 

Chaque supporter ressent cette dualité lorsqu’il suit son équipe ou son joueur préféré. Membre d’un grand mouvement populaire, il a la sensation de faire « partie » du club, il soutient « son » club. C’est l’un des drames des rapports juridiques consacrés par la société bourgeoise : à l’exclusion du détenteur du capital, la propriété privée transforme l’intégralité des acteurs du ballon rond soit en salariés, soit en consommateurs. « Mon » équipe n’est au final qu’une entreprise qui me vend un spectacle sportif et non un bien collectif duquel je serais un usager.

Pourtant, l’activité humaine induite par l’industrie du football va transformer son environnement. Comme toute activité de masse, le football va mobiliser les foules, façonner les imaginaires collectifs, s’ancrer dans les représentations communes et devenir un élément collectif qui fait société. Qu’un réalisateur ou un écrivain marchandise son art n’ôte pas l’influence de celui-ci sur le monde qui l’entoure ! 

Ainsi l’amateur de football se sent tiraillé. Si le football au seul profit de la rentabilité du capital lui est insupportable, en témoignent les réprobations généralisées à l’égard du « foot-business » (Super League, Coupe du monde au Qatar…), la place centrale acquise par le football dans la conscience collective rend improbable un effondrement de sa consommation. De la même manière, s’il est tout à fait pertinent de critiquer une agriculture décorrélée des besoins humains et guidée par la recherche de profit, imaginer qu’un mouvement démographique multiséculaire puisse s’inverser dans un « retour à la terre » des populations urbaines constitue un idéalisme béat.

La financiarisation au détriment du sport

Depuis le milieu des années 1990, le football professionnel européen est entré dans une nouvelle phase de son expansion. Les marchés nationaux sont devenus des carcans trop restreints au regard des capitaux engagés. Engagés dans une course contre la montre, les investisseurs sont contraints à chercher de nouvelles sources au risque de s’effondrer. 

Plusieurs mécanismes sont à l’œuvre. Le premier est la monétisation progressive d’un nombre grandissant de produits. Ainsi l’on a pu voir en quinze ans le nombre de matchs professionnels s’élever quitte à saturer les calendriers. Au détriment de l’impératif environnemental, mais aussi de la santé physique et mentale des joueurs, situation régulièrement dénoncée par leurs syndicats. 

L’augmentation du nombre d’équipes qualifiées en Ligue des champions, à l’Euro, à la Coupe du monde, la diffusion toujours plus importante des championnats européens, l’émergence du professionnalisme dans le football féminin ont conduit à faire exploser le nombre de matchs télédiffusés — et donc les droits télé – alors que dans le même temps le football disparaît complètement des chaînes en clair. En somme, face à une base de consommateurs qui se tend, faute à la stagnation salariale, l’industrie du football joue sur les prix. 

Dans les années 2000, la Ligue des champions en clair attirait plusieurs millions de téléspectateurs sur TF1. Aujourd’hui, un amateur qui souhaite suivre le Championnat de France et les compétitions européennes doit s’abonner à plusieurs services de vidéo à la demande, pesant toujours plus sur les finances des ménages.

Conquête de nouveaux marchés 

Le deuxième tour de passe-passe du foot-business pour se maintenir à flot est extrêmement classique en régime capitaliste, c’est la conquête de marchés extérieurs. Au sein du marché mondial du football, les clubs-entreprises européens tiennent le haut du pavé grâce à une puissance financière inégalable. Mais le seul marché de l’ouest de l’Europe ne saurait suffire à la soif de profit des capitalistes. On voit ainsi depuis de nombreuses années les plus grandes équipes effectuer régulièrement des tournées d’exhibition aux États-Unis, au Moyen-Orient ou dans l’Est asiatique en dépit de tout intérêt sportif. 

Si ces tournées n’ont rien de nouveau, elles innovent dans la mesure où l’objectif n’est plus de disputer des rencontres de gala financées par la billetterie, mais bien de conquérir de nouveaux marchés pour vendre du merchandising ou la télédiffusion des rencontres européennes. 

Comment expliquer la récente proposition d’Amélie Oudéa-Castéra, ministre des Sports qui avait inauguré les sessions nocturnes de Roland-Garros du temps où elle était directrice générale de la Fédération française de tennis, d’interdire les rencontres du championnat de France le soir ? Si c’est la raison écologique qui est invoquée, on ne résiste pas à la tentation d’y voir la suite des tentatives de la Ligue de football professionnel de programmer des rencontres en début d’après-midi pour mieux capter le marché asiatique.

Tous ces bouleversements ont des conséquences pour qui ne résiste pas à la concurrence des grandes écuries européennes. À commencer par les clubs-entreprises des pays du Sud, victimes du départ de leurs talents vers l’Europe, en particulier en Amérique latine et en Afrique, ou du désintérêt des populations pour leurs propres championnats. Même en Europe, les périphéries de l’est et du sud-est souffrent tout comme les championnats de nations « mineures » (Écosse, Belgique…) face au centre représenté par une poignée de championnats d’Europe de l’ouest.

Le foot amateur en danger

Au sein même des pays accueillant les clubs les plus riches, la compétition féroce que se livrent les clubs les plus riches implique la mobilisation de capitaux toujours plus importants. On voit ainsi des fonds d’investissements étrangers prendre le contrôle des clubs-entreprises et les transformer en profondeur au mépris de leur ancrage populaire. Même parmi les clubs détenus par un régime de propriété collective sont contraints à se jeter les deux pieds dans la financiarisation pour suivre le rythme. Les déboires financiers du FC Barcelone, pourtant détenu par ses socios, illustrent ceci.

Enfin, le football amateur est victime de la concurrence livrée par le monde professionnel. En multipliant les créneaux des rencontres afin de maximiser les droits de diffusion, les championnats professionnels se jouent désormais à des horaires ou se déroulent normalement le football amateur. 

La Fédération française de football a ainsi connu une chute de près de 200 000 licenciés en 2021, la hausse de la pratique chez les femmes limitant la casse. De plus, les revenus générés par le football professionnel ne « ruissellent » pas sur les clubs amateurs. Dépendant en grande partie des subventions publiques, ils sont frappés de plein fouet par la baisse des dotations de l’État imposée par la Macronie aux collectivités territoriales.

Reprendre la main

Le tableau n’est guère réjouissant. Pourtant les militants révolutionnaires ne peuvent se résoudre à balayer le football d’un revers de la main au motif qu’il serait « capitaliste » ou « aliénant » pour les classes populaires. 

D’abord, car il est le sport le plus populaire de la planète. C’est une pratique de masse à même de créer du lien social. De ce point de vue, il serait fautif de laisser un élément aussi présent au sein du peuple aux mains des capitalistes. Ensuite, car comme tout entreprise, nous autres communistes entendons arracher le pouvoir de décision à la classe bourgeoise pour imposer d’autres critères de gestion, basés sur la satisfaction des besoins de ceux qui font le football : les producteurs et les spectateurs-usagers. 

Si la propriété collective des clubs est un début de piste, le maintien de ces mêmes clubs dans l’anarchie de la concurrence voue à néant les efforts pour détacher le football des logiques financières. C’est donc de l’intégralité de l’industrie du football que les travailleurs doivent prendre le contrôle, en particulier au niveau des médias de télédiffusion qui bien souvent imposent leur loi aux sportifs.

Un football populaire ?

De même, la création d’un système de sécurité de l’emploi et de la formation permettrait de garantir que l’émergence des futurs champions ne se fasse pas au détriment de la scolarité de milliers de jeunes. Aujourd’hui, les centres de formation accueillent de nombreux jeunes dont seule une minorité fera du football son métier. Ces centres forment donc moins de footballeurs que de chômeurs. Comment ne pas évoquer non plus le destin des jeunes footballeurs migrants exploités par des réseaux mafieux ? La garantie d’un emploi stable et d’une possibilité de formation à un autre métier permettrait d’en finir avec un sport-spectacle qui se nourrit de la misère pour enrichir un petit nombre de très hauts salaires.

Dès aujourd’hui, les militants progressistes doivent réclamer un football populaire, massif, inclusif et ouvert à tous. Le budget alloué par l’État et les collectivités territoriales aux clubs sportifs amateurs doit être augmenté pour permettre l’accès de chacun à une activité sportive régulière, que ce soit en tant que loisir ou en compétition. 

Face à la boulimie de football télévisé, exigeons des matchs moins nombreux, mais accessibles à tous et qui permettent à la pratique libre du sport de se développer. 

À mille lieues du Qatar ou des stades de la Ligue des champions inaccessibles aux classes populaires, on voit la jeunesse se rassembler autour d’une partie amicale, d’un tournoi de quartier. Quand le ballon rond marche sur la tête, seule son appropriation collective lui rendra son aspect populaire.


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