Friedrich Engels 2020 : Engels et le communisme (3 / 4)

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Friedrich Engels 2020 : Engels et le communisme (3 / 4)

L’histoire du communisme est à ses débuts indissociable de l’émergence de mouvances utopiques. Ces mouvances ont beaucoup intéressé Marx et Engels.

D’abord, parce qu’elles fournissaient un démenti cinglant à une critique qui, déjà à l’époque, était faite à l’égard du communisme : « en théorie c’est une belle idée, mais en pratique ça ne peut pas marcher ». Ensuite, parce que ces sectes utopiques étaient tout ce qu’il y avait comme base, et qu’il fallait bien partir de quelque chose. On pardonne de bon cœur à la naïveté et à l’erreur lorsqu’elles ne sont qu’une étape avant la maturité et la connaissance. On pardonne moins aisément à cette même naïveté lorsqu’elle persiste et devient un obstacle au progrès de la conscience de classe. 

En effet, le mouvement communiste qui a commencé par le triste constat des conditions de vie du prolétariat commence aussi par penser des solutions utopiques pour sortir le prolétariat de sa misère matérielle, et c’est là quelque chose de parfaitement justifié. En revanche, revenir à de telles solutions utopiques alors que le mouvement ouvrier s’est structuré et organisé ne peut être qu’une régression dramatique à un stade embryonnaire du communisme. Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880) revient avec simplicité sur cette évolution du communisme de ses débuts et de son évolution suite à la conceptualisation du matérialisme historique. Cet article vise à restituer dans un même ensemble l’apport théorique d’Engels ainsi que le rôle direct de celui-ci dans la transformation du socialisme utopique en un socialisme scientifique. 

L’utopisme

Le Manifeste de 1848 fait une recension assez précise des différentes formes de communisme non-scientifique existantes. Outre les communautés utopiques, on trouve par exemple le communisme allemand qui se réduit à des chicaneries théoriques entre intellectuels coupés des luttes réelles, et le « socialisme féodal », cette tentation réactionnaire et parfaitement illusoire de faire marcher à l’envers la roue de l’histoire pour revenir au féodalisme. 

On trouve également, et cette lecture est particulièrement éclairante pour la situation politique d’aujourd’hui, un point sur le socialisme bourgeois visant à établir un nouveau compromis capital-travail apaisant la lutte des classes, de façon à sacrifier une part des profits pour sauver l’existence même du profit et de l’exploitation. Ce socialisme réactionnaire espère, en améliorant les conditions de vie des ouvriers, les dissuader de se soulever contre l’exploitation capitaliste. 

L’utopisme n’était pas un simple courant littéraire, mais une proposition concrète de transformation sociale. De l’imagination des théoriciens devait sortir le plan d’une société totalement nouvelle fonctionnant de façon optimale. A la misère réelle, on apportait des solutions techniques externes, des constitutions politiques miraculeuses. Les « communismes utopiques » se caractérisent par une logique générale semblable, mais avec en plus l’idée de communauté des biens, c’est-à-dire la mise en commun de toutes les richesses (point du programme qui va être abandonné par Marx et Engels au profit de l’abolition de la propriété privée des moyens de production). Marx et Engels observent dans le Manifeste que les socialistes et communistes utopiques avaient systématiquement en commun le fait de ne voir dans le prolétariat qu’une victime misérable qui avait besoin d’être sauvée, de ne voir dans le prolétariat aucune force motrice historique.

Alors que la révolution industrielle n’en est qu’à ses débuts et n’arrive à la constitution d’un prolétariat moderne qu’en Angleterre, un tel utopisme reflète l’absence réelle d’initiative du prolétariat. Le communisme utopique naît dans l’entre deux confus où le prolétariat commence tout juste à exister, et fait ainsi éclater au grand jour l’extrême barbarie du capitalisme, mais où ce prolétariat n’a pas encore commencé à s’organiser et dépend toujours de l’initiative des bourgeois.

Le dépassement de l’utopisme

Après avoir existé pendant un certain temps, les communautés utopistes tendent ou bien à se normaliser, ou bien à disparaître. La pensée communiste se désagrège alors en une myriade de sectes diverses, chacune proposant sa propre voie vers le communisme. Le temps de l’utopie est passé : le prolétariat est à présent solidement constitué, il est discipliné par le travail, il est formé politiquement par sa participation aux révolutions bourgeoises en qualité de bras armé. Il commence à arriver que ce prolétariat qui soutenait aimablement la bourgeoisie, quitte à improviser des émeutes lorsque celle-ci finissait par le trahir, commence à prendre conscience de lui-même et à vouloir agir en acteur politique autonome, sans la bourgeoisie, puis contre la bourgeoisie. On peut dès lors parler au sein des ouvriers d’un « parti » communiste.

Le communisme est ainsi le reflet théorique de l’existence même du prolétariat. C’est parce qu’il existe un prolétariat que le communisme existe, et non pas parce qu’un prophète, fût-ce un Marx, l’a inventé. L’idée communiste évolue à mesure que le prolétariat grandit et fait l’expérience de sa force et de son potentiel. A l’aube de la grande industrie, alors que la classe ouvrière n’existait pas encore à proprement parler, le communisme ne pouvait être qu’utopique car il est un simple « négatif » idéal du capitalisme. Le capitalisme est brutal, le communisme doit être pacifique. Le capitalisme est le règne de la propriété individuelle (célébrée par les déclarations des droits de l’homme), le communisme doit être la communauté des biens, le partage de tout et la mise en commun de tout. Le capitalisme est vertical et autoritaire, le communisme doit être horizontal et démocratique. Avec le développement de la grande industrie et la naissance véritable d’une classe ouvrière organisée, les communistes aspirent à plus de cohérence : on réalise que la solution n’est pas dans des améliorations marginales, ni dans des communautés utopiques. L’histoire commence déjà à être celle d’escarmouches entre bourgeoisie et prolétariat, et celui-ci est désormais demandeur d’une théorie scientifique des conditions de possibilité de sa conquête du pouvoir sur la bourgeoisie.

Le matérialisme historique

Le matérialisme historique correspond à une nouvelle étape du développement du prolétariat, où celui-ci devient conscient de lui-même et de son rôle historique. Le communisme ne peut plus être utopique, car l’existence même du prolétariat le précipite dans une lutte à mort avec la bourgeoisie. Marx et Engels développent une conscience claire de l’unité dialectique des deux classes : la bourgeoisie génère et entretient le prolétariat pour les besoins de la grande industrie, source de son profit. Le prolétariat, par son travail salarié, ne fait qu’accroître le capital et par conséquent accroître sa propre exploitation. Pas de bourgeoisie sans prolétariat, pas de prolétariat sans bourgeoisie. L’issue logique de l’existence de ces deux classes est la lutte des classes. La lutte des classes s’impose dans l’histoire comme une nécessité, même à travers diverses périodes plus ou moins longues de “compromis” de classe. Cependant, si les bourgeois ne peuvent pas se passer du prolétariat, l’inverse n’est pas exactement vrai. En tant qu’individus, les prolétaires ont besoin des bourgeois pour avoir du travail. En tant que classe, les prolétaires peuvent organiser par eux-mêmes la production, et par conséquent peuvent se passer de la bourgeoisie.

Tout l’enjeu pour le prolétariat est de prendre conscience de sa force et de la possibilité objective de remporter cette lutte à mort. Le prolétariat peut envisager alors un renversement de la bourgeoisie, classe parasitaire dont la contribution réelle à la société n’a cessé de se réduire comme peau de chagrin depuis son triomphe contre l’ancien régime. Engels constatait que, déjà au XIXème siècle, la bourgeoisie confiait la direction de l’économie et de la société à des salariés et des fonctionnaires sous ses ordres, et que ceux-ci n’avaient pas de capital personnel pour autant. Cela devrait être le signal que la bourgeoisie a complètement cessé d’être nécessaire au fonctionnement de l’économie, et qu’elle se contente de ponctionner sa part indue de richesses produites. Bien loin d’être utile à la production, on voit à chaque crise que l’existence des capitalistes en tant que classe ne fait que déstabiliser la production, orientant les capitaux selon des critères de rentabilité. La bourgeoisie est parfaitement incapable de piloter la production pour répondre aux besoins réels de la société (notamment sanitaires, actuellement, mais aussi en ce qui concerne le changement climatique). Les pays socialistes, même lorsqu’ils sont controversés, nous montrent une toute autre capacité à orienter la production vers les secteurs utiles à la population.

Contre l’utopisme « sénile »

Si l’utopisme infantile est une phase normale du développement du communisme, on peut constater l’existence d’un utopisme « sénile », qui persiste en dépit de tout bon sens alors que le prolétariat international n’a jamais été aussi développé et capable de prendre en main la production. La bourgeoisie a accumulé une quantité incroyable de forces productives, et a créé un prolétariat nombreux et formé pour manipuler ces forces productives. L’absurdité de l’utopisme qui caractérise une partie de la gauche est dès lors frappante.

Le gouffre entre la pensée utopique et le socialisme scientifique se mesure parfaitement à la lecture d’Engels qui, dans un article sur l’histoire de la Ligue des Justes, résumait ainsi la révolution qui s’était opérée dans le champ de la théorie révolutionnaire :

« Par communisme, on n’entendait plus la construction, par un effort d’imagination, d’un idéal social aussi parfait que possible, mais la compréhension de la nature, des conditions et des buts généraux adéquats de la lutte menée par le prolétariat. »

La théorie communiste devient la réflexion scientifique sur le développement socio-économique des conditions de la libération de la classe ouvrière par les travailleurs eux-mêmes. Marx et Engels, depuis le Manifeste, montrent très clairement que le capitalisme n’est pas un « monstre » historique qu’il faudrait abattre, mais une phase transitoire nécessaire du développement des sociétés occidentales, qui crée à la fois des forces productives formidables et un prolétariat nombreux entre les mains desquels ces forces productives, enfin maîtrisées par la société, pourront satisfaire les besoins réels des femmes et des hommes qui la composent. En bref, le capitalisme génère l’arme qui permettra de le renverser et les individus qui pourront manier ces armes. L’analyse théorique ne peut plus être l’imagination d’un monde idéal mais la pensée des moyens concrets, politiques et économiques, d’arracher à la bourgeoisie tout son monopole de la production.

Dès lors, régresser à une vision utopiste du communisme ne peut que faire reculer la conscience de classe des travailleurs en les ramenant à un rôle passif de victime de l’histoire. Toute la perspicacité du communisme tel qu’il a été théorisé par Marx et Engels était justement de situer l’initiative historique dans le prolétariat. Revenir à une conception utopiste du communisme revient à considérer que la force motrice de l’histoire n’est plus la lutte des classes mais la lutte politique d’une élite « éclairée » tenant par la main les pauvres opprimés incapables de se sauver eux-mêmes.


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