Matrix Resurrections : l’optimisme face à l’oppression

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Matrix Resurrections : l’optimisme face à l’oppression

Deux décennies après la fin de la trilogie Matrix, Lana Wachowski est de retour – sans sa sœur Lily qui a préféré passer la main – pour nous livrer un inattendu et pour le moins surprenant quatrième volet. 

Le film divise. Quelques-uns détestent, beaucoup semblent assez apathiques, peu ont vraiment aimé ou adoré. Pourtant, une fois que l’on a mis de côté ses attentes nostalgiques et les différences que le film a très justement avec ses prédécesseurs, il est un trésor d’une rare générosité, capable d’une expérience émotionnelle et esthétique forte, d’un enthousiasme non-retenu de film d’action hollywoodien qu’il est, tout en proposant – de façon fidèle aux autres Matrix – un point de vue philosophique et politique fort sur la société. Et, tout cela est imprégné d’un optimisme des plus jouissif.

Le récit de la quête de connaissance

La trilogie Matrix comporte une flopée de thèmes aussi variés que le libre-arbitre, l’amour et le totalitarisme. 

Malgré tout, l’idée principale de cette trilogie est celle de la quête de connaissance. L’histoire est celle de Thomas Anderson, un jeune développeur-hacker découvrant la réalité sur le monde qui l’entoure pour devenir Néo – l’Élu qui sauvera l’Humanité de l’oppression des machines. 

Cette quête de connaissance s’applique aussi bien au premier film – de loin le favori des fans, alors que les suites sont injustement mal-aimées – qu’au deuxième et au troisième. Dans Matrix, premier du nom, Néo apprend que le monde qui l’entoure n’est qu’une simulation informatique destinée à cacher la domination brutale des machines sur les humains, qui les cultivent et les exploitent dans un futur lointain afin d’en extraire de l’énergie. La métaphore brutale du film est alors que l’être humain n’est rien de plus qu’une pile Duracell. La marque est citée explicitement, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, pour ajouter à cela une dénonciation du système capitaliste – sans que ce soit le fil rouge principal de la série, loin de là. 

Néo découvre que ceux qui parviennent à voir la réalité de cette “matrice” peuvent en contourner les règles et que lui, étant l’Élu, peut les briser voir même les dépasser. Ce premier film se concentre sur l’accumulation, l’apprentissage, et l’intégration de ces règles, faites pour jouer à la faveur d’un parti – les machines – au détriment d’un autre – les êtres humains. 

Le deuxième film, Matrix Reloaded quant à lui, montre à Néo que ces règles sont elles aussi basées sur un mensonge, que même sa conception de la liberté et de la lutte était un piège, et que tout ce sur quoi il base ses espoirs ne vaut rien. Comprendre les règles ne suffit donc plus. Enfin, le troisième film, Matrix Revolutions montre que Néo, après avoir intégré les règles de la matrice et se les être réappropriées, va devoir les dépasser pour forger un monde meilleur, un nouveau monde, à partir du précédent. C’est d’ailleurs bien pour cela que le mot Révolution se trouve dans le titre, au pluriel d’ailleurs. 

Ainsi, à travers le parcours de Néo, c’est bien le cheminement intellectuel – et spirituel, voire même métaphysique – de chaque être humain dans l’existence, naissant dans un monde fait de règles, d’illusions, de réel, de dogmes et d’enseignements, qui devra apprendre à faire la part des choses et à comprendre les systèmes qui vivent autour de lui et qui le traversent. C’est un parcours presque complètement intellectuel, représenté par les combats mythiques de la trilogie et ce code vert déroulant.

L’idée de la Matrice est donc celle de n’importe quelle matrice, ou code, de n’importe quel système de pensée uniformisant, fascisant, sectaire, qui tend à faire disparaître les individus. Matrix : Resurrection remet ces concepts au goût du jour, tout en y ajoutant certaines choses absentes des précédents.

L’Acte I perd habilement le spectateur…

Si le concept de la simulation informatique était avant-gardiste il y a vingt ans, aujourd’hui il est presque ce qu’il y a de plus commun. 

Lana Wachowski s’est donc retrouvée à devoir se réinventer pour malgré tout réussir à perturber le rapport du spectateur au réel, à le faire se questionner de manière amusée et curieuse à la sortie de la salle sur le concret de ce qu’il perçoit. Matrix Resurrections réussit ce tour de force de surprendre le spectateur et de le questionner en même temps grâce à une idée si simple et géniale qu’elle aurait vraiment due être prévisible : Lana intègre directement les trois premiers films Matrix à la diégétique, à l’univers, de ce quatrième film, plus précisément sous la forme de jeux vidéos. Thomas Anderson, petit développeur indépendant vivant la nuit, est devenu un célèbre créateur vidéoludique névrosé, dépressif, addict à la drogue que lui prescrivent subtilement les Machines. 

C’est une idée intelligente sur les mouvements dialectiques qui traversent la culture. Si la “culture geek”, informatique, numérique, était marginale il y a vingt ou trente ans, elle est rentrée aujourd’hui dans la norme et, à l’instar de toutes les cultures qui rejoignent l’hégémonie mondiale, est apte aussi bien à être exploitée qu’à devenir hégémonique.

Cet acte I, dans lequel nous découvrons la nouvelle Matrice, est particulièrement touchant. Nous sommes face à un Keanu Reeves affaibli, diminué, en proie à la dépression, qui ne croit plus en lui-même ni aux autres. Profondément seul, il garde malgré tout cette aura d’Élu qui inspire les jeunes esprits autour de lui, à l’instar de la pétillante et audacieuse Bugs, “réveillée” d’un simple  regard. En ce sens, le premier plan où Néo apparaît est particulièrement beau et frappant, il transmet véritablement l’effet de cette révélation métaphysique passant par le croisement de regards, le contact créé par cette contre-plongée, le regard tragique et en même temps éthéré, le ciel bleu doré, les cheveux aux vents. Néo balbutie, hésite, ne sait plus en quoi croire. Il est, dans les faits, perdu et atteint d’un mal-être profond.

Car l’état psychologique de Néo n’est pas à extraire des nouvelles méthodes d’oppressions des Machines. Plus sadiques, plus tortueuses qu’il y a vingt ans, le nouvel adversaire des rebelles, l’Analyste, a conçu une nouvelle méthode pour exploiter encore mieux l’énergie des êtres humains : les maintenir dans un état extrêmement précaire où ils ne peuvent que désirer de meilleures choses – l’épanouissement, l’accomplissement, la liberté – sans jamais lutter pour les obtenir par peur de perdre le peu qu’ils ont déjà – le confort minime avec une prise de risque, une réflexion, un raisonnement maintenus au minimum. Les êtres humains, psychologiquement en souffrance, n’osent même plus croire qu’ils méritent quelque chose de mieux que la triste vie offerte par les machines, et se flagellent presque eux-mêmes. 

Pourtant, Néo est bien le héros de l’histoire et il ne peut rester ainsi sans rien faire. Lana Wachowski revient à la genèse et l’essence même du premier Matrix pour répondre à ce défi humain.

… et l’amour et le couple sauvent le monde

Comme dans les premiers films, ce que Néo désire, qu’il observe de loin sans jamais réellement se lancer pour l’obtenir, est Trinity, la femme combattante jouée par Carrie-Anne Moss. Certes, il désire également connaître la liberté et le monde qui l’entoure, mais c’est afin de mieux le remodeler pour forger une société en paix où son amour avec Trinity serait possible. 

Comme lui, elle a perdu la mémoire, et ne se souvient de rien, son nom n’est même plus le même. Mais comme lui, en jouant aux premiers Matrix – présents dans l’univers de ce film, rappelons-le – elle ressent quelque chose qui se réveille, sans qu’elle sache comment l’expliquer. 

La scène la plus importante du film est sans doute celle où Néo, après s’être réveillé de la matrice et sauvé, se tient assis dans sa chambre à bord du vaisseau qui l’a libéré. Une jeune recrue vient lui dire qu’elle aussi a été libérée grâce à Trinity, et qu’elle se bat désormais pour elle, inspirée par elle. La jeune recrue demande si Trinity – encore emprisonnée – va elle aussi accepter de quitter sa vie de famille bien établie, mariée à un homme aigri et autoritaire, pour combattre avec lui, au nom de la liberté et de leur amour. Néo répond que lui-même n’a jamais réellement cru être l’Élu. C’était Trinity qui le croyait, et c’était cela qui lui donnait de la force pour accomplir la Prophétie. Il dit simplement que, maintenant, c’est à son tour de croire en elle. 

C’est là tout le centre du film, et de toute la trilogie Matrix. Tout repose sur le mécanisme étrange de notre cerveau faisant que, lorsqu’une personne que l’on aime croit en nous, cela augmente immédiatement ou presque nos compétences, et nous “débloque”. Cela peut être nos parents, nos amis, nos enseignants, nos mentors, nos partenaires, cela est en réalité extensible à chaque aspect des relations sociales.

Parmi toutes ces relations humaines et sociales, le film choisi comme angle d’attaque l’amour passionnel, amoureux, fusionnel. Soit. Le film est dédié aux parents de Lana après tout, et nul doute qu’elle les a clairement projeté dans ce couple Néo/Trinity qui, dès qu’ils se touchent dans la Matrice, créent des ondes de choc qui repoussent les policiers, les agents, les militaires qui veulent les empêcher de vivre leur amour. 

En plus de cela, de nouveaux ennemis arrivent dans ce volet, “l’essaim”, une foule d’être humains contrôlés à distance par les Machines qui agissent comme des zombies décérébrés, et qui poursuivent les héros comme une masse animale aveugle. Le point de vue de Lana sur les masses est donc peu reluisant, le peuple devient populace. Le film comporte des visuels particulièrement dantesques et tortueux, où des centaines de ces “zombies” se jettent des fenêtres des grattes-ciels pour les arrêter, ce qui représente bien l’augmentation des maladies mentales et des souffrances psychologiques. Plus généralement, c’est aussi révélateur d’une société postmoderne qui – globalement – ne croit plus en rien. C’est bien un film post-covid, les masques sont d’ailleurs présents dans une scène de train à Tokyo, et là où Néo combattait presque toujours seul il y a vingt ans, ici il n’a le choix que de se faire aider par un groupe de résistants qui bénéficient d’une présence bien plus importante. Le héros spirituel et mystique ne combat plus seul pour les autres, mais avec eux. Néanmoins, le véritable cœur émotionnel du film reste l’amour fou et absolu entre Néo et Trinity, très touchant parce qu’il pousse les héros à se battre contre quelque chose de beaucoup plus grand qu’eux.

Alors oui, nous pouvons légitimement nous demander si ce n’est pas trop facile de différencier le monde entre ceux “qui voient” et ceux “qui ne voient pas”, donnant aux premiers le destin de libérer le monde et aux seconds la tâche ingrate de les en empêcher par stupidité et aveuglement. Mais après tout, lorsqu’en fin de film, l’Analyste dit que leur combat est perdu d’avance et que les “hommes moutons” existeront toujours, Néo et Trinity lui rient au nez, en lui disant que ces derniers réfléchiraient déjà plus sans des programmes comme lui aux commandes, et que de toute façon ils créeront un autre monde qui rappellera aux êtres humains leurs potentiel de liberté et de création.

Pour le reste, le film est très beau visuellement, doté d’effets spéciaux très poussés et perfectionnés, d’une musique inspirée et forte – bien que très différente de celle des précédents volets – de dialogues toujours aussi bien écrits, d’acteurs de qualité et d’une des meilleures performances de Keanu Reeves. 

Les enjeux sont moins grands que ceux de la trilogie – nous passons de “libérer l’humanité toute entière” à “seulement” “libérer Trinity” – mais cela ne les rend pas moins forts pour autant. Les combats sont très certainement moins impressionnants, gracieux, élégants et forts que ceux de la trilogie originelle. En ce sens, c’est une déception. Mais cela a aussi pour effet de se concentrer plus sur l’histoire et sur les rapports émotionnels entre les personnages. Un mal pour un bien en somme, d’autant plus que les scènes d’actions restent largement entraînantes, percutantes et peut-être même – débarrassées de l’aspect très calculé et robotique d’avant – plus humaines. 

Lambert Wilson, comme dans les deux premiers, en tant que français prétentieux, hautain, et hargneux, enchaînant les insultes toutes trouvées les plus vulgaires et hilarantes dans la langue de Molière est toujours aussi jouissif.

Loin du mépris, les Wachowski ont toujours aimé leur public, en tout cas celui qui fait fi des dogmes et des à priori – ce qui, nous devons le dire, n’est pas toujours facile – pour avoir un rapport sincère et personnel à leurs œuvres. L’idée principale de Matrix est que nous devons accumuler des connaissances et un savoir critique pour mieux nous comprendre, être réellement nous-mêmes, libres et avec les autres. Au-delà de notre seul rapport au cinéma et à l’art, la lutte contre les dogmatismes et le sectarisme, pour l’émancipation par la connaissance et la culture, et l’épanouissement personnel via les relations humaines, est à mon sens un noble idéal à défendre. Après, que l’on croit ou non à l’amour fou qui lie Néo et Trinity, cela reste une belle histoire que nous comprenons tous en notre fort intérieur. 


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