Revenu universel, entretien avec Clotilde MATHIEU et David CAYLA

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Revenu universel, entretien avec Clotilde MATHIEU et David CAYLA

Le revenu universel, le revenu de base, le revenu inconditionnel d’existence, le salaire à vie, ou peu importe comment on l’appelle, ont ce commun de trancher nettement avec les propositions austéritaires habituellement entendues. Dans une perspective progressiste il est particulièrement important d’être attentif aux propositions porteuses d’espoir. Aussi il nous a paru intéressant de nous attarder sur ces revendications de revenus de base et de traiter la question avec sérieux. Nous avons donc choisis de contacter David Cayla professeur d’économie à l’université d’Angers et membre du collectif les Economistes Atterrés et Clotilde Mathieu journaliste économique à l’Humanité.

Il est régulier d’entendre ou de lire que la bataille pour l’emploi est perdue compte-tenu des progrès techniques, numériques, etc… Ce postulat est-il fondé?

David Cayla : Je pense que la bataille pour l’emploi n’est pas perdue. Le plein emploi a toujours été une bataille à mener. Mais pour qu’elle soit menée, encore faut-il que les politiques publiques soient favorables à la création d’emploi. Nous connaissons un chômage endémique depuis un certain temps, mais il est absolument faux de dire que ce chômage est la conséquence de l’innovation, de la mécanisation, puisque l’automatisation est un processus qui commence dès la révolution industrielle il y a 200 ans. Sur cette période on a connu des phases de plein emploi et des phases de chômage et ce qui les distingue c’est d’abord les politiques menées.

Par ailleurs dire qu’on va résoudre le problème du chômage par la question du revenu est un non-sens puisque les revenus sont les produits du travail quoi qu’il arrive. Donc si les gens travaillent moins, il y aura moins de revenu. Il est donc illusoire de dire qu’on peut déconnecter la question du revenu de la question du travail.

Par ailleurs dire qu’on va résoudre le problème du chômage par la question du revenu est un non-sens puisque les revenus sont les produits du travail quoi qu’il arrive.

Clothilde Mathieu : C’est en effet une question de politique publique. Il y a beaucoup d’études catastrophistes qui chiffrent par exemple à 3 millions le nombre d’emplois détruits d’ici à 2025 en France par la robotisation et la numérisation. Sauf que ce qu’on remarque surtout dans les entreprises aujourd’hui c’est que les destructions d’emplois sont plus liées à un manque d’investissement y compris vers ces nouvelles technologies. On peut aussi voir les choses positivement. Il n’y a aucune fatalité, et cela n’a été démontré par aucune étude, que les évolutions technologiques sont forcément destructrices d’emploi. Elles peuvent mêmes être créatrices d’emploi, tout dépend des politiques qu’on y associe. Il y a un énorme besoin de formation aujourd’hui pour préparer les salariés à ces modifications technologiques. Mais aussi sécuriser les périodes de transitions.

DC :  Tous les emplois ne sont pas mécanisables. Effectivement il y a des emplois qui disparaissent par des facteurs technologiques lorsqu’ils sont mécanisables. Mais en réalité ils restent toujours des emplois non mécanisables, en particulier les emplois relationnels. C’est à dire les emplois qui correspondent à des services, du temps du travailleur qui est donné à la personne qui le reçoit. Ces emplois relationnels aujourd’hui représentent l’essentiel de l’emploi, notamment dans la fonction publique. Un robot ne va pas s’occuper des gens malades ou des personnes âgées, il ne va pas enseigner ni assurer la sécurité. Le cœur même de ces emplois est l’Humain.

Ces emplois sont très souvent publics mais on a depuis quelques années un parti pris politique qui dit que l’emploi est forcément privé. Or le secteur privé est peu pourvu en emploi relationnel contrairement au public. Il y a là un paradoxe: on refuse de créer ces emplois publics alors que les besoins sont immenses dans les hôpitaux, dans les écoles. Ne voir le chômage que par le prisme du secteur privé est donc absurde.

CM : Je suis d’accord, dans la fonction publique tous les services sont en souffrance. Les nombreuses mobilisations dans les hôpitaux, des services sociaux, à Bercy, ou celle qui a eu lieu le 7 mars dernier pour demander des augmentations d’effectifs et des investissements en témoignent. La bataille pour le développement des services publics est aujourd’hui indispensable pour répondre aux besoins des populations.

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Plusieurs appellations se côtoient, se confrontent voir semblent s’opposer pour désigner le revenu universel. Au-delà des intentions politiques de ceux qui les portent, de quoi parle-t-on au juste, y a-t-il tant de différences entre ces divers projets dans leur fondement?

DC : Le revenu universel repose sur trois conditions. D’abord c’est un revenu “suffisant” pour survivre, pour couvrir les besoins de base (se nourrir, se loger…). Il est également “inconditionnel” c’est-à-dire versé sans condition. La troisième condition, dérivée de la deuxième, est qu’il est “universel”, donné à tout le monde. C’est le cœur des propositions. Dans la plupart de celles-ci, un autre paramètre s’ajoute: il est cumulable avec un autre revenu. Mais il y a sur ce point des divergences, notamment avec Bernard Friot. Ce n’est donc pas un revenu de solidarité qui est spécifiquement versé à ceux qui en ont besoin, il s’agit au contraire de donner à tout le monde la même chose.

A partir de cela, il y a deux projets, un libéral et un plus de gauche. Ce qui les distingue vraiment c’est le montant. Dans la version libéral le revenu doit être minimal pour ne couvrir que les besoins primaires et rendre la vie des gens tellement insupportables qu’ils sont obligés de travailler quand même. Dans les versions avancées par des groupes plus à gauche, le montant est supérieur (700-800€/mois) et donc il permet de pouvoir vivre sans travailler.

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Derrière cela il y a une philosophie qui est la même. C’est une philosophie libérale puisqu’on considère que ce que verse l’Etat en termes d’aide est forcément de l’argent. Cela veut dire premièrement que les individus sont libres de faire ce qu’ils veulent de cet argent, de travailler ou non, de consommer ou non, il n’y a plus d’arbitrage social. De plus le revenu universel implique la marchandisation de la société. Ceux qui perçoivent le revenu ne peuvent le dépenser que dans du marchand, on évacue donc complètement ce qui est le coeur de la politique sociale de l’Etat, c’est-à-dire le non marchand, les services publics gratuits. On ne s’occupe pas ici de l’émancipation, des conditions dans lesquels ces choix sont faits.

Les libéraux ont un objectif simple : en finir avec la protection sociale et le « monopole » de la  sécurité sociale.

CM : Les libéraux ont un objectif simple : en finir avec la protection sociale et le « monopole » de la  sécurité sociale. A gauche, l’ambition est d’apporter une forme de réponse à la montée de la précarité, aux conditions de travail de plus en plus difficiles, d’offrir une plus grande liberté de choix, ou encore de réduire voire d’éliminer la pauvreté.   Si les mots sur les souffrances du monde du travail sont soulevés,  en revanche, les partisans du revenu universel  partent  du postulat que le travail ne peut être qu’aliénant et oublient son rôle émancipateur, facteur d’intégration et de reconnaissance sociales. Cela revient à mettre un pansement au capitalisme en abandonnant les objectifs de plein emploi ou d’éradication du chômage, tout comme celui de permettant aux salariés de s’approprier leur outil de travail. C’est donc une proposition parfaitement libérale.

DC : Effectivement l’émancipation ne peut pas être qu’individuelle, c’est forcément un processus collectif. Le revenu universel consiste à considérer les problèmes comme résolus en ne voyant l’émancipation que d’un point de vue économique et en termes de pouvoir d’achat. Mais il est clair que dans les entreprises l’émancipation passe par de nouveaux droits politiques, et dans la société par le lien social. Contrairement à ce que pensent les libéraux, l’individu n’est pas émancipé par nature, il a besoin d’un espace pour s’émanciper et l’argent ne peut pas suffire à cela.

CM : Au travail on est souvent fier de produire quelque chose, fier de rendre un service à la société, c’est fondamental. Ce n’est pas parce qu’on va verser un revenu à toutes les personnes  sans emploi qu’ils seront plus heureux. Aujourd’hui les principales revendications des salariés portent sur les salaires et sur leurs conditions de travail qui se dégradent et ils sont bien conscients des facteurs de cette dégradation. Ils savent que les décisions qui sont prises ne le sont pas pour le bien être de la société ni pour le leur, mais pour une minorité de personnes qui accumulent des richesses. Les directions ont un seul objectif, la rentabilité financière de l’entreprise.  Ce que les salariés attendent c’est de nouveaux droits leur permettant d’empêcher cette privatisation de ce qu’ils produisent.

DC : Certains prétendent que le revenu universel donnera du pouvoir de négociation aux salariés qui ont des métiers pénibles. Ils se reposent sur l’idée que grâce à un revenu garanti ces salariés peuvent quitter leur travail. En réalité ce n’est pas si simple, encore faudrait-il que le revenu soit suffisant pour bien vivre et ne pas survivre. Or un revenu d’un tel montant ne peut pas exister car si les gens ne travaillent plus on ne pourra pas financer le revenu qu’on promet. Le revenu universel n’a donc pas la capacité de modifier les rapports de force dans le travail ni d’infléchir l’impératif actuel de compétitivité.

Le fait d’accorder un revenu inconditionnel à chacun peut-il être le moyen de libérer les individus et la société du salariat, de l’exploitation capitaliste ?

CM : Le montant ne peut être insuffisant pour créer un réel pouvoir de négociation. Au-delà, le risque fondamental c’est que cela peut se retourner contre le salarié. Avec 400 ou 1000€ de revenu supplémentaire par mois pour le salarié, l’entreprise, avec le rapport de force qu’elle a, peut imposer une baisse de salaire. L’effet serait donc un nivellement général des salaires vers le bas.

DC : Toutes les versions sérieuses du revenu universel sont basées sur la redistribution: on prélève et on redonne. Donc globalement la richesse n’augmente pas. Pour les partisans du revenu universel, cela n’est pas clair, ils considèrent que tout le monde sera plus riche mais ce n’est pas vrai. S’il n’y a pas plus de travail, plus d’activité économique, il n’y a pas plus de richesse créée. Quoi qu’il arrive, à l’issue du processus personne n’est plus riche et les rapports de force demeurent inchangés. Il y a donc un impensé des partisans du revenu de base, c’est que la seule manière de l’appliquer c’est la manière dans laquelle il ne change pas les rapports de force et ne rend pas plus de richesse aux gens.

CM : On met en fait une valeur sur quelque chose qui n’est pas encore produit.

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Alors que nombre de référence historiques invoqués par les partisans d’un revenu de base propose une remise en cause radicale de la propriété foncière privée (Thomas Moore, Thomas Paine, etc.), aujourd’hui les pistes de financements avancées se gardent bien de mettre en cause la propriété privée. Est-il vraiment possible de mettre en place une telle mesure en jouant seulement sur la fiscalité, les cotisations, voire l’emprunt ou la création monétaire comme avancé par certains?

CM : Le consentement à l’impôt s’est aujourd’hui fortement dégradé. Or, une telle mesure ne peut être financée que par une hausse des prélèvements obligatoires. La question c’est “qui va payer?”. Qu’on prélève sur le revenu du Capital ou sur une assiette beaucoup plus large, pour assumer socialement une telle mesure, cela n’a pas les mêmes incidences. Dans une économie totalement ouverte,  il faut que tout le monde accepte le revenu universel pour qu’il soit prêt à payer une hausse d’impôt. Sur la création monétaire, nous le disions plus haut: la valeur n’est pas encore créée donc on va plus vers une paupérisation de l’ensemble de la société que vers une amélioration du pouvoir d’achat de la population. En termes d’efficacité économique et sociale, on peut dire que les sources de financement avancées ne reposent sur rien de réel.

DC : Plus largement je trouve qu’on est dans une réflexion qui est dans “l’air du temps”. Cela fait des années maintenant que toute la politique économique française est une politique fiscale. Le CICE, les baisses d’impôts, etc… on ne parle que de ça. Du point de vue français les manettes économiques sont réduites. Du fait notamment de l’UE, si on veut agir sur l’économie on ne peut agir que sur la fiscalité. Le revenu universel ne déroge pas à la règle car atteindre le droit de propriété est anticonstitutionnel et sortir du capitalisme est totalement contraire au fonctionnement actuel. On parle d’une mesure qui sous couvert d’être révolutionnaire est en fait conservatrice.

Et au-delà du consentement à l’impôt, l’évasion fiscale est de toute façon facilitée dans un système financier totalement ouvert. Les 1 % paient moins que les classes populaires. Donc en l’état il y a une incapacité à financer fiscalement le revenu universel. Le problème doit être posé autrement, c’est celui de la propriété des moyens de production.

CM : Une fois de plus, il s’agit de mettre  des mots sur des problèmes rencontrés dans la société et dans l’économie mais cela n’apporte pas les réponses adéquates. Oui il faut une réforme fiscale d’ampleur, pour lutter contre l’évasion fiscale et financer les besoins de services publics  notamment, mais on bute systématiquement là-dessus en apportant les mauvaises réponses. On voit là l’effet pervers d’un projet comme le revenu universel.

Il y a un problème de structure: la logique de marché qui finit toujours par donner l’avantage à ceux qui respectent le moins les droits sociaux et environnementaux.

DC : Il y a un problème de structure: la logique de marché qui finit toujours par donner l’avantage à ceux qui respectent le moins les droits sociaux et environnementaux. C’est la question du rôle de l’Etat dans l’économie. Benoît Hamon par exemple défend le revenu universel pour réguler, corriger le marché. Or il faut contrôler le marché et cela ne peut se faire que par l’Etat.

Il doit créer plus d’emplois publics pour répondre aux besoins et, dans le même temps, doit empêcher la fuite des entreprises et des emplois. Si on veut répondre aux questions de sauvegarde de l’emploi et au contrôle de l’économie, ce n’est clairement pas par un système d’allocation en espèce, en laissant une liberté totale, qu’on le fera, mais c’est au contraire par des pouvoirs publics forts.

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Le débat sur le revenu de base a ouvert celui du travail, notamment à s’interroger sur ce qu’est travail, d’où provient sa rémunération et pourquoi une partie du travail n’est pas rémunéré. Économiquement qu’est ce qui différencie, passer le balai chez soi, passer le balais dans le local de son association, et passer le balai dans le cadre d’un contrat salarié ?

DC : Passer le balai chez soi est ce qu’on appelle de l’autoconsommation, on produit pour soi-même. C’est une richesse qui n’est pas comptabilisée dans le PIB, c’est une richesse non marchande et non monétaire (ne donne lieu à aucune transaction monétaire). Passer le balai dans un local associatif, ou pour les autres, c’est pareil si on n’est pas rémunéré, c’est la même chose que de le faire chez soi. Passer le balai dans une entreprise, là on est salarié, il y a une transaction monétaire, on est payé pour ça. C’est marchand, l’entreprise produit un service marchand, elle vend sa production, donc le coup de balai est nécessaire.

Il y a une quatrième catégorie qui est encore différente, le fait de passer le balai dans la rue, payé par la collectivité. C’est un service qu’on rend à tout le monde gratuitement. Les gens ne paient pas mais on est rémunéré pour le faire. C’est un service monétaire non marchand.

Pour résumer il y a trois formes de richesses: la richesse non monétaire (chez soi ou dans une association), la richesse monétaire mais non marchande (le service public), et enfin la richesse monétaire marchande (entreprises). Tout cela est de la richesse mais qui n’est pas comptabilisée de la même manière. Le paradoxe avec le revenu universel c’est qu’on veut donner une allocation en argent qui permet de consommer uniquement du monétaire marchand. On ne peut pas favoriser le non monétaire en distribuant de la monnaie.

CM : On a vu certaines associations féministes expliquer que le revenu universel permettait de prendre en compte le travail domestique effectué essentiellement par les femmes. Cela ressemble à la proposition du FN qui  revendique la création d’un revenu pour les femmes au foyer. Mais il n’y a pas de raison de rémunérer ce type de travail, les tâches ménagères dans son propre foyer n’ont pas d’incidence sociale. A l’inverse, la décision de l’État d’éduquer les enfants en leur apprenant à lire et à écrire, ou bien l’accueil des enfants dans une crèche, produisent des services et donc de la valeur, laquelle permet de verser des salaires. C’est là la grande différence entre le travail qui doit être rémunéré et le travail domestique.

DC : Oui l’argument de la valorisation du travail domestique est complètement faux. On ne valorise absolument aucun travail puisqu’on donnerait la même chose à tout le monde. Par ailleurs je ne vois pas comment un revenu distribué à tout le monde sans aucune contrepartie peut être une incitation au travail domestique. Le raisonnement est absurde car par définition donner plus d’argent revient à favoriser le marchand (l’argent ne sert qu’à acheter) et donc à défavoriser tout le travail non marchand.


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