Romantiser le confinement : un privilège ?

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Romantiser le confinement : un privilège ?

En déjà dix jours de confinement, de nombreuses personnalités ont publié sur la toile les récits romantiques de leur quotidien, idéalisant ainsi la période actuelle et masquant la multiplicité des situations qu’elle engendre. 

Les journaux de confinement, loin d’être le reflet de la réalité vécue par une grande partie de la population, sont pour le moment l’apanage des plus aisés et tendent à culpabiliser ceux qui pourtant souffrent le plus de cette situation. Contrairement à tout ce que ces textes véhiculent, tout le monde en France n’a pas le temps et/ou les moyens pour jardiner, bricoler, faire du sport dans son logement, ni pour occuper les enfants avec des cours et des loisirs créatifs toujours plus variés. Ces journaux, s’ils sont pensés pour une grande partie d’entre eux comme des œuvres littéraires, constituent tout de même une violence symbolique supplémentaire : faire du confinement un temps que l’on peut prendre pour soi et qui permettrait de booster sa créativité, relève d’un privilège de classe.

Une situation propice au développement personnel ? 

Sur Instagram ou Facebook, les publications pleuvent autour du thème du confinement. Chacun est invité à profiter de ce temps (qu’il ne faut pas perdre !) pour développer ses compétences en cuisine, en dessin, ses performances sportives, etc. Le confinement devrait être « productif » si l’on en croit les réseaux sociaux. Mais dans la réalité, une grande partie de la population continue de travailler, à domicile ou non, et pour ceux qui restent chez eux, le quotidien n’est surement pas si simple. L’invitation constante en ligne à une plus grande productivité est d’autant plus difficile à vivre pour nombre de personnes isolées : la « sacro-sainte » productivité est-elle si simple à tenir si l’on est confiné seul chez soi, sans cadres de travail et sans horaires ?   

En première ligne face à l’isolement, une partie de la jeunesse et plus particulièrement les étudiants restés seuls dans leurs logements. Leurs conditions de vie sont loin d’être celles souvent exposées sur internet et dans les médias et sont limitées à des espaces exigus. Selon l’étude de 2016 de l’Observatoire National de la vie étudiante, plus d’un étudiant sur deux vit seul. Près de 52 % des étudiants vivant en location ne disposent que d’une seule pièce, dans un logement dont la surface moyenne est d’environ 24 m², un chiffre qui descend en dessous de 20 m² si l’on considère la seule zone de Paris. Selon les normes de l’INSEE, cela correspond à une situation de surpeuplement. Les étudiants aux revenus les plus bas ou dont les parents ne peuvent pas payer un loyer pour un appartement décent subissent donc une double peine : dans un espace réduit où il est difficile de circuler, le sentiment d’isolement est d’autant plus fort. Pour cette part des jeunes restés chez eux, l’idée de « vagabonder » à travers son studio reste peu réaliste. 

Si ces chiffres concernent les villes, les jeunes habitants des campagnes doivent aussi faire face au contraste entre l’image d’un confinement rural serein décrit de manière idyllique sur les réseaux sociaux par des citadins venus s’installer dans leurs maisons de campagne, et la réalité de leur vie quotidienne. Dans ces zones déjà isolées géographiquement, les règles du confinement sont les mêmes qu’en ville et rendent les déplacements d’autant plus difficiles. En autorisant des déplacements uniquement dans un rayon d’un kilomètre autour de son domicile, pour les déplacements courts, le gouvernement nie les spécificités de ces zones rurales. Pour ceux pour qui être à la campagne ne correspond pas à une rupture dans la routine d’une vie citadine, même s’ils disposent d’espaces personnels nettement plus grands et de contrôles moins fréquents, le confinement n’a donc rien de romantique ou de bucolique.  

Continuité pédagogique, continuité professionnelle. 

L’obligation pour les parents de faire l’école à la maison est parfois décrite dans les journaux de confinement comme une opportunité de recréer un lien avec ses enfants, de pouvoir accompagner ces derniers dans leurs progrès scolaires. En pratique, elle demeure un facteur majeur d’accroissement des inégalités socio-économiques : les écarts de capital culturel entre les individus induisent une transmission inéquitable des savoirs qui lèse les classes populaires. Ces dernières sont également davantage exposées à des risques de crises intrafamiliales. D’après l’enquête Logement de 2013 réalisée par l’INSEE, les ménages les moins aisés (les 25 % les moins bien payés) sont six fois plus touchés par le surpeuplement que les plus aisés (les 25 % les mieux payés). L’impossible intimité dans les familles les plus pauvres, en plus d’empêcher la mise en place de conditions de travail décentes, cause des tensions extrêmement lourdes à endurer. De nombreux jeunes éprouvent le besoin de sortir du carcan familial et cette situation peut permettre d’expliquer partiellement pourquoi les contrôles sont plus importants et les amendes pour non-respect du confinement sont plus fortement distribuées dans les quartiers populaires (avec 10 % de celles-ci, comptabilisées en Seine–Saint-Denis de mardi à mercredi).  

Le télétravail est aussi souvent présenté comme permettant une plus grande liberté et une plus grande flexibilité, le travail à domicile permettrait d’adapter ses horaires en fonction de ses préférences et de son rythme personnel. Dans les faits, ce n’est pas si simple. Dans les familles, les parents doivent jongler entre travail et accompagnement scolaire. De plus, tout le monde ne dispose pas du matériel adapté pour répondre aux besoins technologiques de tous les membres du foyer. Pour les jeunes isolés, la vie professionnelle peut vite prendre le pas sur la vie privée, sans cadre nettement défini, il est facile de se laisser déborder et de répondre à toutes les demandes de son employeur.  

Le confinement, bien que nécessaire, reste profondément inégalitaire dans son fonctionnement actuel. Il ne doit pas être enjolivé et poétisé par une minorité bourgeoise qui invisibilise la douleur des individus en situation critique. La faiblesse des politiques sociales menées par le gouvernement a engendré des conditions de vie indécentes d’autant plus dures à supporter aujourd’hui. Pour les étudiants précaires et les ménages les moins aisés notamment, la crise sanitaire actuelle est donc d’autant plus difficile à vivre qu’elle renforce et met en exergue leurs difficultés quotidiennes. 


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