Glucksmann, l’anti-Jaurès

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Glucksmann, l’anti-Jaurès

Depuis deux ans, la gauche se divise sur l’attitude à adopter à l’égard du conflit opposant la Russie et l’Ukraine. Raphaël Glucksmann, tête de liste du PS aux élections européennes, s’illustre particulièrement, réclamant avec zèle toujours plus d’armes et d’argent pour l’Ukraine, jusqu’à vanter l’idée d’une “économie de guerre”.

Dans ce contexte, la figure de Jean Jaurès est l’objet de toutes les récupérations. Autant d’arguments d’autorité qui donnent à voir l’influence que conserve, 110 après sa mort, l’héritage politique du socialiste tarnais. Face aux va-t-en-guerre de la « gauche », il est opportun de (re)découvrir ce que furent vraiment la pensée et le combat de Jaurès pour la paix et le progrès.

De quel conflit parle-t-on ?

L’analyse de Raphaël Glucksmann (et, avec lui, du Parti socialiste) contredit la vision de classe historiquement portée par la gauche. Pour l’ancien proche de Nicolas Sarkozy, « cette guerre n’est pas une guerre pour la Crimée ou le Donbass, c’est une guerre idéologique. Dont la cible affichée est ‘l’Occident collectif’ ». Autrement dit, une guerre animée en premier lieu par un affrontement de la démocratie et de la dictature, dans une vision grossièrement idéaliste qui nie largement toute dimension économique du conflit.

Loin de cette conception naïve (ou malhonnête, chacun jugera), Jean Jaurès rappelle le rôle moteur de la lutte de classe dans les engrenages guerriers. En 1895, à l’occasion d’un débat sur les crédits militaires, le député de Carmaux rappelle que « c’est de la division profonde des classes et des intérêts dans chaque pays que sortent les guerres entre les nations ». Pour Jaurès, le lien entre guerres et capitalisme est systématique, désignant encore, en 1912, le capitalisme comme « une puissance permanente d’universel conflit ».

Ce faisant, Raphaël Glucksmann élude totalement la dimension impérialiste du conflit, animé par la contradiction des intérêts des bourgeoisies russe et étasunienne. Autre trahison de l’héritage jaurésien, vivement anti-impérialiste ; car déjà en 1905 Jaurès dénonçait « le besoin d’ouvrir à tout prix, même à coups de canon, des débouchés nouveaux pour dégager la production capitaliste, encombrée et comme étouffée sous son propre désordre ». Bien loin de l’idéalisme aux relents de « choc des civilisations » prôné par Monsieur Glucksmann.

« Qui veut la paix prépare la guerre » ?

Telle semble être en tout cas la devise de Raphaël Glucksmann. Pour lui, s’agissant d’un affrontement de la démocratie contre la dictature, ne peut qu’en sortir « vainqueur » soit l’un, soit l’autre : « Poutine n’a jamais changé et ne changera jamais » déclarait-il encore en février. Agitant la perspective d’une invasion russe du reste de l’Europe, Glucksmann réclame toujours plus de moyens pour la guerre : livraisons d’armes, « économie de guerre »… Une vision jusqu’au-boutiste et manichéenne, qui condamne toute possibilité de médiation ou de compromis au profit d’un combat sans limites.

Au contraire de cette fuite en avant guerrière, Jean Jaurès a cherché à prévenir toute guerre en Europe. En 1904, il défend, au congrès socialiste d’Amsterdam, la « grève générale politique contre la guerre » ; en 1914, alors qu’éclate le conflit entre l’Autriche et la Serbie, Jaurès espère encore « que le crime ne sera pas consommé ». Plus encore, Jaurès compte d’abord sur la mobilisation de la classe travailleuse pour empêcher la guerre, au besoin en dehors de tout cadre légal ou parlementaire. En 1908, il défend ainsi le droit, pour le « prolétariat européen », d’ « imposer la paix par une action révolutionnaire internationale à des gouvernements d’aventure et de proie, jetant les peuples par surprise et par ruse à des conflits sanglants »[1].

Le candidat du PS choisit ainsi la surenchère militariste plutôt que l’exigence de paix, la « guerre idéologique » plutôt que la lutte de classe. À l’heure où la guerre fait de nouveau rage en Europe, Raphaël Glucksmann fait le choix de tous les reniements de l’héritage jaurésien.


[1] Roland Foissac, Le manuscrit de 1908 – Jean Jaurès, 2017, éditions Arcane17, page 62


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