Jeanne d’Arc, d’extrême droite ?

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Jeanne d’Arc, d’extrême droite ?

Lorsque l’on situe un personnage historique, il convient de comprendre quel est le contexte qui entoure son existence et ce que la postérité a laissé d’elle ou de lui, celle-ci dépassant parfois sa propre existence. 

C’est le cas d’un petit nombre de personnages historiques comme ceux de Clovis, Napoléon, Saint-Louis, mais aussi d’une des rares, si ce n’est la seule, femmes à avoir eu le droit à ce traitement : Jeanne d’Arc. 

Celle-ci possède même une place particulière dans le grand roman national institué par la IIIe République, celle d’une sauveuse à l’origine même du sentiment d’appartenance national. Une place qui subsiste encore fortement chez les branches les plus conservatrices de notre société moderne.

L’apparition de Jeanne comme produit d’un contexte politique historique

Pour appréhender cela, il faut comprendre que Jeanne d’Arc est une figure parfaite pour les idéologies de droite. Figure médiévale, mythique et héroïque d’une France durement touchée par une longue guerre épuisante pour l’économie, le noble sang et surtout pour les populations locales… Quoi de plus romantique pour vendre des idéologies qui ne le sont plus depuis longtemps ?

Pourtant, elle est d’abord une figure historique, une figure historique féminine plus précisément. Elle est un exemple tout à fait pertinent d’une symbolique de rupture dans une société qui est alors proto-capitaliste et profondément ancrée dans une réflexion religieuse, donc patriarcale. 

Pour mieux comprendre la position de Jeanne, il faut comprendre ce qui l’entoure et commencer par comprendre cette société, sa société. Celle-ci connaît de profondes mutations durant cette période, notamment dans sa réflexion économique. La société se met à structurer et à intellectualiser son économie depuis le XIIe siècle. Les premiers penseurs, comme Nicolas Oresme, ont commencé à produire des théories économiques. Des corporations marchandes se sont installées et sont capables de faire trembler des pays entiers militairement comme la Hanse. En somme, nous assistons déjà à une mutation non pas totale, mais progressive d’un système féodal vers un état plus moderne.

Cette mutation en France est plus particulièrement née d’un effort : l’effort de Guerre produit par la guerre dite « de Cent Ans » qui oppose les Valois et la perfide Albion. 

Elle est d’autant plus forte que la France a connu des défaites historiques. Celle d’Azincourt met le royaume à genoux. Charles VI est obligé de signer le traité de Troyes, en 1420, qui reconnaît non pas son fils, comme à l’accoutumée, mais le roi d’Angleterre comme son héritier. Et lorsqu’il trépasse, Paris passe aux mains du jeune Henri VI. 

Jeanne d’Arc, figure précoce du féminisme

Jeanne apparaît à ce moment précis. Fille de laboureurs du Duché de Bar, dans l’actuelle Lorraine, elle rejoint le petit duché de Bourges, que tient péniblement Charles VII qui y règne sans trône ni couronne. S’ensuit la fameuse rencontre de Chinon où Jeanne reconnaît dans la foule le véritable roi alors qu’un imposteur avait pris son trône pour tenter de duper la pucelle d’Orléans.

Il ne faut pas se méprendre, cette pratique est commune et la rencontre a été organisée par Charles VII et ses proches puisqu’elle fait partie d’une volonté politique et idéologique du Roi de France. Néanmoins, elle provoque un fait étonnant. Jeanne se met à « porter bannière », c’est-à-dire à être une capitaine de l’armée royale, dans un monde quasi-exclusivement masculin où les rares femmes que côtoient les hommes de guerre ne le font que pour y vendre leur corps. 

En d’autres termes, Jeanne apparaît déjà comme étant en rupture profonde avec le rôle de la femme. 

Évidemment, les conceptions de l’époque ne peuvent pas l’imaginer porter l’armure. C’est ce que montre l’image dessinée par Clément de Fauquembergues, seule image contemporaine à Jeanne, où elle apparaît décolleté ouvert, les cheveux détachés, l’étendard dans une main, l’épée dans une autre. Si le portrait peut paraître flatteur à première vue, il ne l’est pas. À l’époque, on représente uniquement les femmes de joie avec les cheveux détachés, le reste ne fait que souligner cette conception que se font alors les Parisiens de la jeune femme à la bannière.

Il faut doubler les choses sur la conception de ses contemporains. Ils n’aiment pas Jeanne d’Arc pour sa rupture avec les conventions sociales de sa période, mais également pour son rôle politique de premier plan. 

Lors de la rencontre de Chinon, lorsque Jeanne pointe du doigt le véritable Charles VII, elle devient effectivement, à cet instant précis, une individue politique. Elle n’est plus la fille de fermiers lorrains. Elle devient l’un des faits qui assoit la légitimité potentielle d’un candidat à la couronne de France. C’est pour ce fait, d’ailleurs, que l’Angleterre et leurs alliés bourguignons se feront un devoir de détruire politiquement ce qu’est Jeanne. 

C’est ce que représente le procès de condamnation qui est expédié et où elle est condamnée pour sorcellerie et hérésie, des condamnations qui tentent de faire passer, par affiliation, pour illégitime le sacre de Charles VII à Orléans.

Il faut donc remettre les choses en ordre avant de passer aux questions qui nous intéressent le plus. Non, Jeanne d’Arc n’a pas sauvé la France. La guerre a continué jusqu’en 1453, soit plus de vingt ans après le bûcher de Rouen. Cependant, qu’elle n’ait pas sauvé la France, comme le revendique tous les ans le Rassemblement National, n’en fait pas un personnage inintéressant. 

Au contraire, c’est une figure de femme martyre, maltraitée par ses contemporains dans une société où elle n’est pas considérée comme étant à sa juste place. Injuriée, parfois même insultée sur la place publique et finalement abandonnée par le système pour lequel elle s’est battue, puisque Charles VII refusera de la sauver en payant sa rançon.

L’héritage de la figure politique de Jeanne d’Arc

Longtemps oubliée, la figure de Jeanne d’Arc refait donc surface avec la politique de la IIIe République. Elle devient alors une figure d’un patriotisme jusqu’au-boutiste ayant réussi à faire naître un sentiment d’union et d’appartenance à une même nation, à des populations dont l’allégeance fluctue régulièrement. 

Évidemment, la chose est romancée. Le français n’est toujours pas parlé par une immense partie de la population à la fin de la Guerre de Cent Ans. Les frontières ne seront pas fixes avant un moment et certains duchés, comme celui de Bretagne, resteront inféodés jusqu’au XVIe siècle. Néanmoins, la chose est présentée et dite de telle manière, qu’elle va s’inscrire dans l’imaginaire collectif et l’image de Jeanne va voir une bataille idéologique éclore autour d’elle.

Les premiers rapports politiques avec Jeanne à gauche vont s’inscrire en parallèle de figures comme Louise Michel, que l’on représente régulièrement comme « une Jeanne d’Arc de la Commune ». 

Ce parallèle ne va pas s’inscrire qu’avec Louise Michel, il s’inscrit ensuite en lien avec les femmes grévistes qui vont pendant longtemps se faire surnommer les “Jeanne”. Cet usage est symbolique, de fait, il sert à les rattacher à l’idée d’une femme qui n’accepte pas les carcans sociaux de sa période. En cela, on en fait alors une lecture diamétralement opposée à l’extrême droite qui, par sa branche catholique, tente simultanément d’en faire une figure religieuse en lien avec Dieu.

Cette idée est portée notamment par des personnages comme Edouard Drumont, antidreyfusard parce qu’antisémite notoire, ou encore Jacques Hervé de Kérohant, religieux antisémite breton, qui tente de faire de Jeanne une figure d’une France dite celte qui repousse les traîtres juifs comme elle repoussa les traîtres bourguignons.

À l’aube de la Première Guerre Mondiale, les choses se tendent autour de la figure de Jeanne. Les royalistes multiplient les manifestations la portant en héroïne de la nation et la gauche radicale, bravant une interdiction préfectorale, vient déposer dès 1913 aux pieds de la statue de Jeanne une couronne de fleurs où l’on lit : « À la mémoire de Jeanne d’Arc, trahie par son roi, brûlée par ses prêtres ». La chose va émouvoir le gouvernement d’union entre radicaux, déjà traîtres et conservateurs, ainsi que l’extrême droite. 

L’offensive reste néanmoins de gauche à cette époque. Charles Péguy en fait une figure de sa vision de la république dans son œuvre « Jeanne d’Arc ». Jean Jaurès la cite dans « L’Armée Nouvelle ». Lucien Herr, intellectuel de la SFIO, en réponse à la droite, ira jusqu’à dire : « Jeanne est une des nôtres, elle est à nous et nous ne voulons pas que l’on y touche. ». 

Vers un glissement politique historique 

Après la première guerre mondiale, le socialisme abandonne peu à peu la figure de Jeanne à un duel entre l’extrême droite et la gauche radicale. L’Humanité continuera de la contester vivement, notamment à travers la plume de Marcel Cachin qui écrira le 10 mai 1937 ces quelques mots qui résument d’une façon qui pourrait encore être très moderniste le rapport de l’extrême droite à la pucelle d’Orléans : « Alors que Jeanne d’Arc boutait l’ennemi hors de France, eux, les fascistes, font appel aux pires ennemis de la France pour sauver les privilèges des nantis. Les mêmes chefs fascistes qui déposaient des fleurs à la place des Pyramides font le voyage de Burgos pour offrir des épées d’honneur aux généraux hitlériens Mola, Franco et consorts. »

C’est la Seconde Guerre mondiale qui, malgré les efforts de la gauche communiste, laissera l’extrême-droite s’emparer de cette figure. Lorsque Pétain prend les rênes du pouvoir, sa politique propagandiste la définit selon les termes de l’extrême droite quelques décennies avant. Elle devient alors le symbole de cette France blanche, se défendant de l’ennemi de l’intérieur, en l’occurrence une nouvelle fois les juifs, mais aussi, guerre oblige, des ennemis de l’extérieur, c’est-à-dire les Britanniques.

Après la défaite de Vichy et du IIIe Reich, le Parti communiste français tentera de reprendre cette figure à travers une dernière grande initiative. Elle est notamment portée par l’Humanité, dont le directeur est toujours Marcel Cachin, en lien avec l’Union des Femmes Françaises, fondée par Marie-Claude Vaillant-Couturier, pour célébrer Jeanne, mais aussi une autre grande figure féminine cette fois-ci de la Résistance : Danielle Casanova. 

Originaire de Corse, la jeune femme fondatrice de l’UJFF, Union des Jeunes Filles de France, a un point commun avec Jeanne puisque déportée à Auschwitz pour faits de résistance, elle y meurt en internement en mai 1943. 

Marcel Cachin et l’UJFF ont donc une idée. Faire une grande manifestation place des Pyramides devant la statue de Jeanne pour célébrer les deux jeunes femmes, comme un pied de nez à une extrême droite qui s’y rassemblait déjà, et s’y rassemble toujours, le 1ᵉʳ mai.

Ce sera la dernière grande tentative du Parti communiste français pour se réapproprier une figure qui va finalement lentement glisser à l’extrême droite. Elle est reprise une nouvelle fois sous la Guerre d’Algérie par les partisans de l’État français puis monopolisée par la figure de Jean-Marie Le Pen.

Questionner l’héritage politique des figures majeures de l’histoire de France

Si cette situation culturelle est à questionner, c’est par la réflexion que s’en fait l’extrême droite. La véritable Jeanne n’est pas la figure qu’ils souhaitent. Elle ne porte pas les valeurs qu’ils en attendent et n’en est devenue que le porte-bagage par la force des choses et par l’abandon culturel progressif du rapport à l’histoire médiévale d’une gauche au regard centré sur sa propre naissance en fort lien avec l’apparition du monde ouvrier du XIXe siècle. 

Pourtant, pour comprendre les réflexes capitalistes et conservateurs vis-à-vis du camp socialiste, il faut, sans doute, remonter à encore plus loin que la naissance de l’ouvriérisme. En fait, il faut remonter à cette période proto-capitaliste qui jette les bases des relations économiques et sociales où apparaissent les premières figures, hormis Clovis, d’une France idolâtrée et idéalisée par l’extrême droite.

Plus encore, il faut contester ce qu’ils considèrent désormais comme leur héritage politique, le contester intellectuellement et culturellement avec des exemples comme celui de Jeanne d’Arc qui disent une chose simple ; non, les figures historiques n’appartiennent pas à l’extrême droite.


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