Ennio Morricone – Il était une fois… la musique de nos vies

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Ennio Morricone – Il était une fois… la musique de nos vies

“En amour comme en art, la constance est tout. Je ne sais pas si les coups de foudre existent, ou si une sorte d’intuition surnaturelle existe. Je sais qu’existent la tenue, la cohérence, le sérieux, la durée”. 

Ainsi Ennio Morricone parlait de ses compositions, de la musique qu’il a écrit pour plus de 500 films, à travers 60 ans d’une carrière comme aucune autre. Et constant, cohérent, sérieux, travailleur, il le fût jusqu’au bout. 

Il écrivait sa musique comme l’on travaille sur un dossier, en commençant à une certaine heure, en se donnant une pause-repas au milieu de la journée pour se revigorer, et en finissant à une heure raisonnable le soir. Pas d’ “idée de génie”, pas de mélodie fantastique qui lui sortait de nulle part au moment où il s’y attendait le moins, pas d’inspiration soudaine. Cela ne l’a pas empêché de révolutionner la musique de film, de changer drastiquement la manière dont les réalisateurs et les compositeurs pensaient leurs créations respectives, leurs mises en scènes.

C’est très simple : dire qu’il y a un avant et un après Ennio Morricone est un euphémisme. Sa disparition est une perte qu’il est impossible de décrire avec des mots tant il a tout changé.

Avant qu’il ne vienne illustrer les cavalcades de Clint Eastwood avec ses sifflements et ses “sons de coyotes”, comme il les décrivait, la musique de film était un accompagnement. 

Certes, un accompagnement qui pouvait déjà à ce moment-là être très beau à  écouter, très inspiré et très expressif, mais un accompagnement quand même. 

Avec Morricone, la musique a fait une entrée fracassante aux côtés des acteurs, de la mise en scène. Elle fût tellement marquante, avec une présence si forte et si difficile à ignorer, que les réalisateurs n’avaient d’autre choix que de l’embrasser totalement et de l’incorporer directement à la logique même de construction du film.

Très concrètement, cela signifie – entre autres – que la musique faisait irruption à un moment bien différent de la chronologie de création d’un film. Originellement, et encore aujourd’hui c’est généralement le cas, un film est écrit, tourné, monté dans un ordre strict, et c’est seulement lorsque le montage est terminé, ou presque, que le compositeur travaille sur sa musique et la propose au réalisateur pour qu’elle soit incorporée au mixage final. La musique est donc l’un des derniers éléments qui arrive dans la création d’un film. 

Avec Morricone, non. Sa collaboration avec l’immense Sergio Leone, réalisateur de La Bon, La Brute et le Truand, de Il était une fois dans l’Ouest et de Il était une fois en Amérique, fût célèbre aussi pour cela. Morricone écrivait la musique de ces films avant même que le tournage soit commencé. Elle était parfois même déjà finie avant le premier jour sur le décor.

Le personnage de Jill, joué par Claudia Cardinale, est particulièrement sublimé par ce retournement créatif, et permet de bien comprendre tout ce que cette idée implique. Dans Il était une fois dans l’Ouest, Jill est une ancienne prostituée qui vient rejoindre son mari dans leur nouveau lieu de vie qu’est le milieu du désert de l’Ouest. Mais lorsqu’elle arrive à la station en train, elle ne voit personne. Son mari était censé l’y attendre, mais il ne se laisse pas apercevoir. Bien sûr, le spectateur sait déjà ce qu’il lui est arrivé, il sait déjà qu’il s’est fait froidement abattre par Frank, joué par Henry Fonda. Une musique, très triste, très gracieuse, et très digne, à l’image de la protagoniste qu’elle illustre, apparaît alors. Elle accompagne Jill alors qu’elle se dirige vers la station, qu’elle prend une carriole pour aller traverser la Monument Valley. 

Une musique, composée par Ennio Morricone bien avant le jour de tournage de cette scène, que Sergio Leone avait fait jouer sur le décor pendant que Claudia Cardinale récitait, pour qu’elle puisse véritablement ressentir la puissance émotionnelle de son personnage et le drame qu’elle traversait. 

Cela donne lieu à une des séquences les plus touchantes du cinéma, ou le spectateur reçoit alors en plein fouet la cruauté du monde dans lequel arrive Jill. L’émotion, la puissance de l’histoire et de ses personnages, apparaissent et sont transmises alors en plein fouet par la musique, avant même que le film, la pellicule, existent concrètement. La puissance de l’émotion dépasse alors toute attente.

Bien sûr, ce procédé seul ne suffit pas à faire un grand compositeur. Ennio Morricone l’était aussi par son audace dans ses compositions, lui qui s’était décidé à utiliser une guitare électrique pour illustrer les aventures de cowboys, de simuler les sons d’animaux avec des instruments pour créer ses bandes-sons, de donner beaucoup d’importance à la voix pour son apport de chaleur humaine et d’empathie. 

Comme toujours en art, le véritable génie s’illustre par un mélange habile du classicisme et de l’expérimental, et Ennio Morricone est une preuve parfaite de cette idée. 

Mais à quoi bon renchérir que ses musiques étaient sensationnelles, que ses mélodies étaient marquantes, qu’elles ont une telle classe et un tel style que seules quelques notes et quelques secondes jouées suffisent à nous évoquer instantanément les tableaux filmiques qu’elles illustrent ? Tout le monde sait que c’est le cas.

Il suffit de fermer les yeux et d’écouter les sifflements rebelles de Pour une poignée de dollars pour imaginer quasiment tout de suite les grandes étendues désertiques étatsuniennes. Ces musiques ont une puissance évocatrice que quasiment aucun autre compositeur n’a su donner. 

Tout le monde connaît la musique de La Bon, La Brute et Le Truand, même sans avoir vu le film. En partie car Hans Zimmer s’est beaucoup inspiré de ses musiques pour ses propres compositions, au point de faire des références directes à cette influence pour lui majeure (Sherlock Holmes, Pirates des Caraïbes) et de reprendre le procédé d’écrire la musique avant le tournage (comme il l’a fait pour Interstellar). 

En partie aussi car Quentin Tarantino ne peut tourner plus de dix minutes d’un de ses films sans reprendre au moins trois thèmes de Morricone pour les incorporer au moment où nous nous y attendons le moins. 

En partie car Ennio Morricone se cache derrière la composition de bon nombre de chansons célèbres, comme lorsqu’il écrit Here’s to You, Nicola and Bart pour que Joan Baez puisse chanter les derniers moments des anarchistes italiens Sacco et Vanzetti, injustement accusés et condamnés à mort pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis. 

En partie car ses musiques de western ont été utilisées pour illustrer le match final France-Croatie de la Coupe du Monde 2018, où juste avant l’entrée des équipes sur le terrain fût jouée dans tout le stade The Ectasy of Gold

En partie car la dramatique musique de Il était une fois en Amérique est jouée à chaque émission télévisée dès que le candidat à un moment de doute. 

La preuve, sans doute, que ses musiques ont fini par dépasser leur propre existence et utilité au sein des ces films, pour venir incorporer directement nos vies, nos quotidiens, nos expériences qu’elles soient bonnes ou mauvaises, de la même manière qu’elles venaient accompagner les personnages de ces films et leurs aventures. 

C’est peut-être là le véritable exploit de la musique de film : accompagner musicalement nos vies, permettre d’exprimer ce qui ne peut l’être par des mots. En art comme en amour, quoi de mieux que de pouvoir se comprendre sans dire un mot ?

Pour tout cela, merci à Ennio Morricone pour la musique. Jusqu’au bout, le compositeur s’est montré d’une humanité rare, d’une créativité constamment renouvelée, d’une modestie sans excès, jusqu’à pointer dans son testament ne vouloir que d’un enterrement privé pour “ne pas déranger”. Inutile de préciser que de vous rendre hommage, maestro, est loin d’être un dérangement.

Arrivederci, maestro. Tu nous manqueras.


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