Friedrich Engels 2020 : Engels, l’état et le socialisme (4 / 4)

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Friedrich Engels 2020 : Engels, l’état et le socialisme (4 / 4)

Engels, dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), tentait de reconstituer la généalogie de l’État. Ce travail n’est pas secondaire dans l’œuvre commune de Marx et Engels, puisque la question du pouvoir d’Etat a pris une importance capitale après l’échec de la Commune de Paris. En effet, il n’est alors plus simplement question de théoriser les modalités de l’action révolutionnaire du prolétariat en régime capitaliste, mais aussi de dresser un bilan d’une première expérience de socialisme et d’en tirer les enseignements qui s’imposent. 

Le projet communiste et la phase socialiste

On sait que toutes les sociétés jusqu’à nos jours ont été des sociétés de classe. Tant que la production était à peine suffisante pour satisfaire les besoins de l’humanité, celle-ci s’était spontanément (et non sans violence) divisée en classes dont l’une travaillait et l’autre organisait la production, dirigeait la société, et ponctionnait l’excédent de richesse. 

Avec l’avènement de la grande industrie, l’humanité devient capable pour la première fois de son histoire de produire en abondance en travaillant très peu, tant et si bien que la division de la société en classes non seulement devient une absurdité (pourquoi épuiser au travail une même personne toute sa vie si une répartition équitable des tâches peut permettre à tous d’avoir de tout en abondance en travaillant peu ?) mais aussi un obstacle au développement de la société et de l’économie (comme le montrent les crises de surproduction). 

Ainsi, la société communiste est une société sans classes. Or, puisque l’Etat est l’organisation de la classe dominante visant à assurer sa direction de la société et la répression des classes opprimées, le communisme est non seulement une société sans classes mais aussi une société sans Etat. 

Néanmoins, que faire de l’Etat d’ici là ? Ce n’est pas une question en l’air, puisqu’entre la Commune de Paris et l’époque contemporaine, des révolutions communistes ont à de nombreuses reprises mis les prolétaires face à un État dont ils s’étaient emparés. Le courant « anti autoritaire » ou « anarchiste » exige l’abolition immédiate de toute forme d’Etat. Engels rejette cette demande et la juge absurde : si le prolétariat s’empare du pouvoir politique, il n’en aura pas pour autant vaincu la bourgeoisie définitivement. 

L’histoire du XXème siècle ne peut que venir appuyer cette remarque. Aussi est-il nécessaire, pour placer la direction de l’économie entre les mains des travailleurs eux-mêmes, de disposer d’un pouvoir coercitif visant à empêcher la réappropriation par les capitalistes de leur ancienne propriété. En d’autres termes, le prolétariat doit non pas simplement s’emparer de l’Etat bourgeois et le faire fonctionner (ce qui reviendrait à gérer le capitalisme), mais détruire l’Etat bourgeois et se constituer lui-même en pouvoir étatique. C’est alors utiliser le pouvoir d’Etat comme une puissance économique, nous dit Engels :

« Pourquoi luttons-nous donc pour la dictature politique du prolétariat si le pouvoir politique est économiquement impuissant ? La violence (c’est-à-dire le pouvoir d’Etat) est, elle aussi, une puissance économique ! » (Lettre à Schmidt, 27 octobre 1890)

Une telle phase transitoire, que nous pouvons appeler « socialisme », n’a de sens que dans la mesure où elle consiste en un passage nécessaire entre le capitalisme et la société sans classes. Le socialisme consiste donc, concrètement, en la direction de l’économie par les travailleurs eux-mêmes. Elle n’est pas le contraire du capitalisme ou bien sa simple abolition, mais le dépassement des contradictions qui empêchaient l’économie capitaliste de satisfaire les besoins humains. 

Ce dépassement n’est pas une paisible transition : bien que structurellement en crise, le système capitaliste se défend contre toute atteinte à la propriété privée. Toute politique économique visant à abolir la propriété privée des moyens de production constitue et suppose une violence exercée contre la bourgeoisie. Le capitalisme, parce qu’il repose sur l’appropriation privée des capitaux, ne peut qu’aboutir à un chaos économique dans lequel chaque capitaliste individuel produit en étant simplement aiguillé par le profit. Cette production à l’aveugle engendre des incohérences extrêmement nuisibles à la société toute entière, qui se retrouve en même temps en pénurie de certains biens essentiels et en excédent de biens invendables. 

« La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se reproduit comme antagonisme entre l’organisation de la production dans la fabrique individuelle et l’anarchie de la production dans l’ensemble de la société. » (Engels, Anti-Dühring)

Face à ces incohérences, le capitalisme crée en même temps les conditions pour les dépasser : il anéantit progressivement la dispersion des cellules de production propre à l’époque précédente. Dans l’entreprise, les salariés ne travaillent plus isolément comme les ouvriers saisonniers du moyen-âge, mais socialement. Au sein de l’entreprise, la production est organisée et planifiée. Par ailleurs, à l’échelle de la société, la concentration croissante des capitaux rassemble entre un nombre de mains de plus en plus réduit la possession du capital. Dans le même temps, les bourgeois qui possèdent ce capital se rendent de plus en plus superflus à la direction de la société et de la production en déléguant à des salariés et à des fonctionnaires cette lourde tâche. La socialisation de la production n’a jamais été autant à portée de main, et paradoxalement le combat pour y parvenir sera d’autant plus féroce, puisque la bourgeoisie défendra jalousement son monopole et la propriété privée des moyens de production.

Le prolétariat et la révolution

On s’aperçoit donc qu’Engels considère le prolétariat comme pleinement capable de s’emparer du pouvoir et de mener une politique économique visant à retirer à la bourgeoisie tout son monopole de la production. Ce monopole passe des mains de la bourgeoisie à celles du prolétariat, c’est-à-dire en fait du reste de la société toute entière. 

C’est un des aspects les plus discrets de la pensée d’Engels : très tôt, il saisit que le communisme n’est pas une idée brillante sortie de nulle part mais l’expression théorique de la nécessité vitale de la lutte du prolétariat opprimé. Par là, il contribue à extraire la question de la lutte et de la révolution de tout schéma moral. Même si, de fait, la révolution va moraliser la vie politique et sociale, ce n’est pas là son but premier. Engels prend ici ses distances encore une fois avec la pensée utopique mais également avec toute pensée politique qui voudrait faire de la « vertu » une condition révolutionnaire. On se souvient que la Montagne et Robespierre avaient vu dans la « vertu » le fondement de la République. Mais cette vertu en régime capitaliste ne peut que rester lettre morte, ou bien être un principe hypocrite jamais respecté, comme tant d’autres. La chute de Robespierre témoigne tristement de la faillite de l’illusion qui croit pouvoir moraliser la vie publique et l’économie sans porter atteinte au règne de la propriété privée.

On remarque au contraire chez Engels dès La Situation de la classe laborieuse en Angleterre une compréhension remarquable du rapport de la révolution avec la morale : « D’ailleurs, il ne vient à l’idée d’aucun communiste d’exercer une vengeance personnelle ou de croire d’une façon générale, que le bourgeois peut individuelle­ment dans les conditions actuelles agir autrement qu’il ne le fait ». 

Le capitalisme engendre forcément le comportement du capitaliste. Le capitaliste individuel est forcé, pour résister à la concurrence des autres capitalistes, d’accentuer toujours plus l’exploitation du travail. Face à la brutalité de la lutte des classes, on en oublie parfois la violence intrinsèque à la classe bourgeoise elle-même : les gros mangent les petits, et les petits pour survivre doivent exploiter encore plus leurs salariés. Le “petit patron” n’est petit qu’à l’échelle du marché : pour ses salariés, il est tout puissant, et il les exploite d’autant plus qu’il peine à se maintenir sur le marché. On trouve sous la plume de Marx et Engels beaucoup moins d’agressivité envers les capitalistes qui ne font que faire ce qu’il faut pour survivre, qu’envers les alliés des capitalistes, ces intellectuels, journalistes, poètes, philosophes, hommes politiques, qui bien que n’étant pas capitalistes eux mêmes, se mettent servilement au service de ceux-ci en espérant en tirer profit. 

Le parti de la classe ouvrière

Revenant sur ces propos dans une préface de 1892, Engels précise que si, en effet, le communiste n’en veut pas personnellement au capitaliste, cela ne signifie pas pour autant qu’il défend un compromis de classe. C’est avec le regard sans illusions du scientifique, et le vocabulaire qui va avec, qu’Engels constate l’incapacité du capitalisme à être réformé : 

« Quant à attendre du mode de production capitaliste une autre répartition des produits, ce serait demander aux électrodes d’une batterie qu’elles ne décomposent pas l’eau et qu’elles ne développent pas de l’oxygène au pôle positif et de l’hydrogène ne au pôle négatif alors qu’elles sont reliées à la batterie. » (Socialisme utopique et socialisme scientifique)

Idéalement, le communisme serait un meilleur système pour tous, certes. Le capitaliste serait débarrassé de l’angoisse de perdre son capital, d’être ruiné, il pourrait consacrer son existence à rechercher le bonheur dans des activités libres. Mais le capitaliste est bien incapable d’aller à l’encontre de son intérêt d’aujourd’hui, quand bien même il aurait conscience d’un intérêt qui pourrait vaguement être le sien à très long terme. Cette bienveillance lucide mais sans concession envers le capitaliste peut étonner, d’autant plus aujourd’hui alors que le courant « communiste » s’interroge parfois sur la destination de son discours. 

Faut-il parler aux petits patrons ? Aux libéraux ? C’est là prêcher dans le vent, et perdre de vue que si, en effet, une partie de la bourgeoisie peut se désolidariser de sa classe pour soutenir le prolétariat, encore faut-il pour cela que le prolétariat soit organisé et à l’initiative.  C’est donc le rôle d’un parti communiste que d’être cette organisation du prolétariat et non simplement une organisation pour défendre le prolétariat. 

Dès lors que le parti communiste perd son lien privilégié avec les travailleurs, ceux-ci perdent en même temps leur capacité d’initiative politique et se retrouvent à nouveau confinés en marge de la société, forcés d’attendre passivement d’une élite politique qu’elle vienne les libérer. Lorsque la bourgeoisie “de gauche” prend l’initiative de la transformation sociale, à la faveur d’un discours politique flou et ambigu des socialistes et communistes, elle le fait dans les limites idéologiques qui sont les siennes : le combat révolutionnaire devient un processus réformiste au cours duquel on retombe dans un schéma de compromis de classe visant à apaiser la conflictualité sociale en soulageant temporairement les souffrances des “pauvres”.

Lorsque la bourgeoisie prend l’initiative de la transformation sociale et le contrôle des partis autrefois ouvriers, le discours “de gauche” ne peut que se réduire à une critique des excès propres aux “riches”, et abandonner progressivement la notion de lutte des classes. Une société dans laquelle le Parti Communiste disparaîtrait ramènerait nécessairement les travailleurs à une situation telle que l’ont connu Marx et Engels jeunes. Des hommes providentiels qui cherchent à rassembler autour de leur personne, de leur aura personnelle, des lambeaux de la classe ouvrière. Des programmes flous sans visée révolutionnaire, s’accommodant finalement du capitalisme. Des stratégies irrationnelles allant de l’attentisme de quelques révolutionnaires attendant le Grand Soir à l’électoralisme le plus décomplexé de la social-démocratie. Une pénétration dans les consciences ouvrières des idées réactionnaires, faute de théorie révolutionnaire produite par les travailleurs eux-mêmes organisés dans leur parti. Le maître mot du socialisme et du militantisme d’Engels, en l’occurrence est bien celui-ci (bien qu’énoncé par Marx) : « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (Statuts de l’AIT).


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