La continuité pédagogique en question

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La continuité pédagogique en question

Jeudi 12 mars à 20 h, Emmanuel Macron annonçait la fermeture totale de toutes les écoles, collèges et lycées de France afin de freiner la propagation du Covid-19, contredisant ainsi les propos tenus par le ministre de l’Éducation nationale quelques heures plus tôt. Une fois passées les interrogations autour de ce cafouillage gouvernemental (qui ne sera pas le premier dans la gestion de la crise sanitaire en cours), une question s’est immédiatement posée : que vont alors faire les élèves, confinés chez eux dans une période que tout le monde se refuse à considérer comme des vacances ? 

Dès le lendemain matin sur France Inter, Jean-Michel Blanquer entendait répondre à cette inquiétude. Malgré la fermeture des écoles, les professeurs devront s’assurer qu’il y ait une « continuité pédagogique » pour les élèves. 

Mais que faut-il entendre derrière cette expression, devenue un élément de langage central dans la communication du gouvernement ? 

Bien que celle-ci n’ait jamais été définie précisément par le gouvernement, une définition simple peut en être donnée : si le gouvernement a décrété la fermeture physique des écoles, les apprentissages et les contenus enseignés, eux, doivent continuer. Charge alors aux enseignants de mettre en place des dispositifs permettant de continuer à faire classe à distance. 

Si les objectifs affichés sont louables, la confrontation des ambitions du ministre face aux réalités du terrain et aux recherches en pédagogie permet légitimement de remettre en cause les fondements mêmes de ce mantra, récité ad nauseam pas les membres du gouvernement ces dernières semaines. 

Quelles ressources pour la continuité pédagogique ?

Nous n’évoquerons pas ici les ressources pédagogiques à destination des enseignants, déjà foisonnantes sur la toile avant la fermeture des classes, et qui se sont développées de manière importante ces derniers jours. En effet, plus que la question du « quoi ? », c’est bien la question du « comment ? » qui se pose. 

Des moyens techniques peu adaptés 

L’injonction faite à un enseignement à distance entraîne immédiatement une mise en avant des outils numériques. Car si parents et élèves ont pu avoir rapidement accès aux ressources du Centre national d’enseignement à distance (CNED), la question du lien entre familles et écoles s’avère elle beaucoup plus complexe.

Les outils privilégiés à l’heure actuelle sont les Environnements numériques de travail (ENT), déjà en place dans la quasi-totalité des établissements du secondaire, mais très partiellement installée dans les écoles primaires. On retrouve derrière cette appellation de multiples dispositifs numériques permettant aux professeurs de déposer du travail sur un espace partagé avec leur classe tout en offrant la possibilité aux élèves de renvoyer leurs travaux, poser des questions, etc. Si ces outils ont été désignés par l’institution comme étant ceux à privilégier, la réalité des capacités des serveurs les hébergeant est vite apparue. Dès le premier jour de fermeture des établissements, la quasi-totalité des ENT des établissements s’est retrouvée inutilisable et saturée, en raison d’un trop grand nombre de connexions des utilisateurs. 

En effet, ces outils utilisés de manière complémentaire tout au long de l’année ne sont pas conçus pour recevoir des flots de connexion aussi importants et continus. Si les jours suivants ont permis progressivement de désengorger les serveurs hébergeant les ENT, l’accès à ceux-ci demeure tout à fait inégal d’un établissement à l’autre. Un constat nié par un Jean-Michel Blanquer toujours plus hors sol, qui déclarait lundi sur Sud Radio que le système fonctionnait très bien puisque les professeurs pouvaient déposer les documents dessus sans trop de problèmes. Dommage que nombre d’élèves ne puissent y accéder….

Restent alors les méthodes plus traditionnelles, massivement employées dans les écoles primaires, telles que l’envoi de courriels réguliers contenant les travaux à réaliser par les élèves. Ici aussi, les boîtes e-mail mises à disposition par l’Éducation nationale apparaissent vite comme extrêmement limitées en matière de possibilités offertes. 

Et si les outils mis à disposition des professeurs ne sont pas conçus pour la gestion de l’enseignement à distance des plus de douze millions d’élèves que compte la France, les moyens dont disposent les familles peuvent eux aussi être limités.

De l’inégalité dans l’accès aux ressources numériques…

Si les professeurs parviennent tant bien que mal à transmettre du travail aux familles, encore faut-il que celles-ci puissent y avoir accès, et ce dans de bonnes conditions. On comprendra aisément que cette question est source d’inégalités fortes entre les élèves, en fonction des équipements numériques de chacun. 

Rappelons tout d’abord que selon l’enquête de l’INSEE parue en 2017 sur l’équipement numérique des Français, 16 % des ménages ne disposent pas d’un accès à internet. Ce premier chiffre, quoique relativement peu élevé, permet déjà de comprendre que « la continuité pédagogique » risque de laisser sur la touche un nombre, certes faible, mais réel, d’élèves.

Cela signifie-t-il pour autant que les 84 % restants auront alors accès aux ressources sans difficulté ? Sur ce point, ne confondons pas capacité d’accès et capacité d’usage. La « fracture numérique » ne se situe pas uniquement autour de l’accès aux services internet. Si une partie importante des élèves ont accès et manipulent de manière quotidienne tablettes et ordinateurs, des inégalités sociales importantes demeurent concernant l’usage qui en est fait. C’est le constat fait par le sociologue Éric George, qui rapporte que 72 % des utilisateurs d’internet issus des classes populaires l’utilisent par unique objectif de divertissement contre seulement 36 % des utilisateurs issus des catégories les plus aisées. En d’autres mots, les classes sociales supérieures sont plus habituées à un usage de ces technologies à des fins de travail que les classes populaires. Ainsi, selon l’origine sociale des élèves, la capacité à se saisir des ressources envoyées sera fortement inégale. 

Au-delà de l’accès à internet se pose la question des supports pour lire et utiliser les documents envoyés par les professeurs. Environ 20 % des ménages ne disposent pas d’ordinateur. Pour les familles se trouvant dans ce cas, c’est alors l’usage du téléphone portable ou d’une tablette tactile qui sera privilégié pour travailler. Dans ces conditions, on comprend rapidement qu’il sera plus aisé pour des élèves pouvant travailler sur ordinateur de réaliser les devoirs demandés que pour les 20 % restants, devant travailler à partir d’écrans plus restreints, offrant des capacités d’interaction beaucoup plus faibles (difficultés à ouvrir certains formats de documents, impossibilité de les modifier, etc.). Ici encore, ces inégalités sont renforcées par des inégalités sociales, puisque la part des ménages ne disposant pas d’ordinateur monte à 30 % lorsque l’on considère les familles les plus modestes. 

Un autre paramètre est à prendre en compte concernant les équipements numériques : quelles familles sont en capacité d’imprimer les documents envoyés, afin d’offrir des conditions de travail optimales à leurs enfants ? Selon une étude parue en 2016, environ 40 % des ménages français ne disposent pas d’imprimante.

Ainsi, derrière une réelle démocratisation de l’accès aux outils numériques, d’importantes inégalités demeurent quant à leur usage réel par les foyers. À ce titre-là, tous les élèves ne sont pas logés à la même enseigne et les classes populaires semblent les grandes perdantes de ces dispositifs. 

Mais les ressources numériques des familles ne sont pas les seules à créer des inégalités entre les élèves. La question des ressources scolaires et culturelles demeure centrale. 

… aux inégalités scolaires et culturelles 

Au-delà de la possibilité pour les familles d’accéder aux ressources déposées par les enseignants, qu’en est-il de la capacité des parents à accompagner leurs enfants dans le travail à domicile ?

La question est entendue et admise depuis longtemps en sociologie : la capacité des parents à aider leurs enfants à la maison est fortement corrélée à leur propre parcours scolaire, à leur temps disponible à la maison, et donc, in fine, à leurs conditions de vie. Cette question est régulièrement évoquée autour de l’épineuse question des « devoirs à la maison », pointés du doigt comme étant un facteur d’aggravation des inégalités scolaires. En effet, les enfants issus des milieux les plus aisés et bénéficiant d’un accompagnement important à la maison se servent de ces temps de travail hors écoles pour approfondir leurs connaissances lorsque les élèves se retrouvant seuls face à ceux-ci ne progressent pas, creusant ainsi les inégalités scolaires.

Ce détour par la sociologie nous permet alors de toucher à un élément essentiel du problème posé aujourd’hui. En mettant en avant la « continuité pédagogique » à travers le travail à réaliser à la maison, le ministre fait mine d’oublier que tous les élèves ne sont pas égaux face au travail personnel, et entretient l’illusion d’une possibilité offerte à tous les parents de « faire l’école » à la maison.

Cette stratégie risque alors de déboucher sur un schéma assez prévisible. Les élèves en réussite scolaire et issus des familles les plus favorisées ne ressentiront qu’un effet très modeste de la fermeture des écoles, ceux-ci disposant de toutes les ressources nécessaires. Mais pour les élèves déjà en difficultés, cette « continuité pédagogique » risque de n’être qu’une illusion, puisque ceux-ci se retrouveront de nouveau en difficulté face au travail à réaliser seul à la maison.

Entre un élève disposant d’une imprimante pour travailler sur papier, accompagné de ses parents et un autre travaillant par intermittence sur le smartphone de son grand frère, où se situe la « continuité pédagogique » ?  

Le retour en classe risque donc d’être difficile pour ces derniers, et les différences de niveau aggravées. Et une fois de plus, cela risque d’être la double peine pour les classes sociales les plus défavorisées.

Si l’existence de ces inégalités d’accès aux ressources vient apporter une sérieuse remise en question de la notion même de « continuité pédagogique », il convient aussi d’examiner cette expression au regard des réalités pédagogiques d’une classe.

L’illusion des apprentissages à la maison

Au-delà des considérations exposées ci-dessus, une autre question se pose, et qui peut concerner cette fois l’ensemble des classes sociales : le processus d’apprentissages peut-il se passer du présentiel et des interactions entre élèves et professeurs ? En d’autres termes, apprendre, est-ce uniquement recevoir et emmagasiner des informations ?

Il existe aujourd’hui un consensus fort autour d’un constat simple : le processus d’apprentissage exige des interactions entre enseignant et élèves ainsi qu’entre élèves et élèves. À travers de nombreux travaux, chercheurs et pédagogues ont montré les interactions sociales en jeu dans une classe et qui rendent possibles les apprentissages des élèves. Ainsi en est-il de Lev Vygotski, pédagogue soviétique lorsqu’il déclarait que « l’interaction sociale, est l’origine et le moteur de l’apprentissage ». L’élève n’est donc pas un individu isolé, hors de tout contexte social et se situant dans un rapport individuel aux savoirs. C’est un être social, immergé dans un système de relations et d’interactions avec les savoirs, ses pairs, les professeurs et son milieu d’étude. 

Ainsi, le processus d’apprentissage nécessite recherches, essais, erreurs, confrontation avec ses pairs et le professeur, afin de construire progressivement un savoir. Des relations qui apparaissent comme quasi irréalisables seul face à son ordinateur. Si des connaissances peuvent être transmises à distance, le processus d’apprentissage, lui, ne saurait être complet en l’absence d’interactions fortes. Il apparaît alors illusoire d’aborder sérieusement et en profondeur de nouvelles notions.

En classe, le professeur n’est pas qu’un passeur de consignes ou d’exercice, il est surtout un médiateur entre des compétences, des connaissances, et des élèves. Et pour assurer ces connexions, celui-ci dispose d’une multitude de compétences pédagogiques et professionnelles entre lesquelles celui-ci effectue des arbitrages. 

En prétendant assurer une continuité dans les apprentissages durant cette période de fermeture des écoles, Jean-Michel Blanquer fait preuve, au mieux, d’ignorance crasse, au pire, de malhonnêteté. On aurait plutôt tendance à être tenté par la seconde option.

Abandonner les grands discours et faire confiance au terrain

Inégalités d’accès et d’usage face au numérique, inégalités sociales et scolaires, réduction impossible de l’apprentissage à la simple transmission de connaissances… Les embûches sur le chemin de la « continuité pédagogique » sont immenses.

Est-ce alors à dire que la période de fermeture des établissements scolaires doive signifier l’arrêt total du travail pour les élèves ? L’approche pour certains du baccalauréat ou du brevet, les difficultés scolaires déjà importantes dans les écoles invitent évidemment à répondre par la négative. Lectures à la maison, devoirs adaptés, recherches à effectuer, entraînements aux épreuves du bac… Professeurs et élèves sont d’ores et déjà mobilisés pour continuer à travailler. Mais l’enjeu semble plus être dans le maintien du lien entre école et élèves que dans une marche forcée dans les programmes, quel qu’en soit le prix à payer pour les plus fragiles. 

Le ministre de l’Éducation nationale serait bien inspiré d’écouter enfin élèves et professeurs plutôt que de les insulter comme il le fait depuis des mois. La « continuité pédagogique » est un leurre, au mieux inutile, au pire vecteur d’inégalité sociale.

En revanche, les certitudes de Jean-Michel Blanquer et son aveuglement face aux réalités du terrain dans cette période de crise s’inscrivent, elles, bien dans une continuité. Celle du mépris.


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