Le monde dans lequel nous vivons est basé sur la binarité

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Le monde dans lequel nous vivons est basé sur la binarité

La société dans laquelle nous vivons repose sur la binarité, l’altérité et la différence. La hiérarchisation du monde et de ses objets est pensée anthropologiquement selon la dichotomie humain/non humain, nature/culture, masculin/féminin et autour de ces catégories s’articulent les rapports de domination et d’exploitation. L’humain exploite le non humain, la culture exploite la nature, le masculin exploite le féminin et la domination de l’un sur l’autre est évidente. En ce qui concerne le masculin/féminin, on est passés de la binarité reconnue par la différence des deux sexes à la domination de par la fonction reproductive des femmes. Les hommes à la guerre, les femmes à la couche. Le début des années 70 marque le début de la maîtrise de la fécondité. C’est une révolution.

En effet, le contrôle de la reproduction des femmes est une pièce maîtresse du patriarcat. Les hommes ne peuvent jamais vraiment être certains de leur descendance. Selon Françoise Héritier, il s’agit là de l’origine de la domination des hommes sur les femmes. Dans le droit civil existe une présomption de paternité qui fait automatiquement du mari le père de votre enfant sans besoin de le justifier. Cela est hérité de la maxime romaine selon laquelle le père est celui que le mariage désigne.

On saisit donc l’importance de la filiation et de ce qu’induit le mariage en terme de descendance. Les femmes permettaient en effet de construire des descendances, des alliances et de consacrer des clans. Ainsi, grâce à la descendance, la construction pérenne d’un héritage, l’accumulation de richesses, l’assurance d’une propriété privée qui sera garantie sur plusieurs générations est rendue possible. Les femmes étaient donc la condition de possibilité des stratégies politiques en tant que ce sont elles qui portent l’enfant et le mettent au monde.

Ainsi, les femmes sont privées de la maîtrise de leur corps par tout un arsenal de dispositions restrictives. L’absence de disposer de son corps est la base d’autres privations et discriminations : mutilations génitales, corsets qui empêchent de courir et de respirer. À cela s’est ajouté les normes et « canons » de beauté. Citons enfin les « privations de savoir » et les discriminations juridiques qui ont nourri les assignations des femmes à résidence au foyer.

Françoise Héritier affirmait dans cet esprit :

“Les femmes ont été assignées à la maternité et au domestique : cette réflexion, au fil des millénaires, a entraîné la domination masculine. Si les  hommes mettaient les enfants dans les femmes, il importait que chaque homme ait à sa disposition une femme pour lui faire les enfants qu’il souhaite avoir. Cela suppose une appropriation du corps des femmes, et comme ce corps donne en plus du plaisir, cela devient important. […] Cette mainmise sur les corps et les destins est assurée, au fil du temps, par des privations (d’accès au savoir et au pouvoir) et par une vision hiérarchique marquée du sceau du mépris et de la condescendance.”

Dans nos rangs, le message est d’autant plus franc : on ne peut être communiste sans être féministe. Être féministe lorsque l’on se réclame du communisme, du marxisme, ce n’est pas une option, une suggestion ou encore une lubie. Ce n’est pas un encart dans un tract. Ce n’est pas un paragraphe et une phrase type dans un discours. Être féministe lorsqu’on est marxiste, ce n’est pas une extrapolation, c’est un pléonasme.

L’exploitation de la force de travail des femmes, la standardisation de leur corps, le trafic de leur sexe, l’esthétisation politique et marchande de leur genre sont des symboles du système patriarcal dans toutes ses dimensions : économique, politique, moral, religieux, philosophique. Ce système est universel. Il n’épargne aucune femme, quelque soit son âge, ses croyances, son origine sociale, son lieu de naissance.

Dès le plus jeune âge, dès la crèche, le monde s’organise pour nous répartir dans une dualité de catégories. Entre virilité et fragilité, force et douceur, autorité et bienveillance, sang froid et sensibilité. Vous jouerez soit au chevalier, soit à la princesse. A 3 ans, vous jouerez avec vos petites voitures ou avec une machine à laver/micro onde/table à repasser. Bien entendu, une répartition si claire ne peut qu’être du pain béni pour les publicitaires et fabricants qui la nourrissent et s’en nourrissent. L’ordre établi est si simple à vendre.

Les enfants copient, reproduisent. Si les enfants réclament souvent ces jouets, en sont heureux, ils le sont par mimétisme et éducation. Ils voient dans ces jouets l’occasion d’être des adultes. Rien n’est naturel ou absolu dans les goûts récréatifs des enfants, ils sont construits socialement et politiquement. La cellule familiale est pour eux la première représentation, le premier modèle de la société. La famille est la manifestation la plus naturelle de l’ordre social.

Le féminisme ce n’est pas l’espoir d’une revanche des femmes sur les hommes. C’est l’exigence d’une société juste qui émancipe les individus, qui les incite à créer, à s’épanouir. Une société qui ne repose plus sur l’exploitation et la domination dans l’objectif d’en dégager du profit. Elle se et nous libère ainsi du poids des stéréotypes, des « assignations à résidence », des rôles à jouer, des postures à prendre.

Françoise Héritier a écrit

« On peut aisément  comprendre ce qu’il y aurait de positif dans un rapport d’égal à égal dans les   sexes. Les hommes n’auraient plus à paraître. Cela ne doit pas être agréable tous  les jours de devoir toujours paraître viril. Ne pas pleurer, se sentir responsable des obligations vitales. La possibilité de se soustraire à cette obligation devrait leur apparaître comme une bonne chose. »

Sortir de son rôle nécessite un travail réflexif important que seuls les marxistes incitent réellement à opérer.

La VIème Thèse sur Feuerbach de Marx et Engels nous éclaire sur la structuration de ces rôles pré définis, non pas par la nature mais par la société :

« l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »

Les femmes comme les hommes construisent leur individualité au travers de normes sociales et politiques déterminées. Évidemment, cette thèse fait écho à la si célèbre formule de Simone De Beauvoir :

« On ne naît pas femme, on le devient. »

On ajouterait :

«On le devient, par éducation. »

Ces normes se fondent sur la dichotomie entre ceux qui portent la vie et ceux qui ne le peuvent pas. Cette binarité se fonde donc sur un principe biologique.  Les femmes stériles, nullipares ou encore les femmes qui ne présentent pas de désirs d’enfants sont également victimes de déclassement. L’absence de maternité ou de désir de maternité en fait des sous-catégories de femmes, indignes de leur rang.

“Dans la famille, l’homme est le bourgeois; la femme joue le rôle du Prolétariat.”

Engels écrit dans « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat » que :

« Dans l’ancienne économie domestique communiste, qui comprenait beaucoup de couples conjugaux avec leurs enfants, la direction du ménage, confiée aux femmes, était une industrie publique de nécessité sociale, au même titre que la fourniture des vivres par les hommes. Avec la famille patriarcale, et plus encore avec la famille individuelle monogamique, il en alla tout autrement. La direction du ménage perdit son caractère public. Elle ne concerna plus la société; elle devint un service privé; la femme devint une première servante, elle fut écartée de la participation à la production sociale. C’est seulement la grande industrie de nos jours qui a rouvert – et seulement à la femme prolétaire – la voie de la production sociale; mais dans des conditions telles que la femme, si elle remplit ses devoirs au service privé de la famille, reste exclue de la production sociale et ne peut rien gagner; et que, par ailleurs, si elle veut participer à l’industrie publique et gagner pour son propre compte, elle est hors d’état d’accomplir ses devoirs familiaux ».

Le projet communiste n’est pas de revenir à un communisme dit primitif où l’individu s’efface face à la nécessité de survie du groupe qui impose que tout soit sphère sociale. L’individu doit au contraire pouvoir s’épanouir au sein du et par le groupe. Cela nécessite une juste répartition des tâches, non genrée, entre travail social et travail domestique. Les deux sont sources d’épanouissement. Selon un rapport de l’Insee de 2015, les femmes continuent à assumer deux tiers du travail domestique.

« La famille conjugale moderne est fondée sur l’esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme, et la société moderne est une masse qui se compose exclusivement de familles conjugales, comme d’autant de molécules. De nos jours, l’homme, dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes; et ceci lui donne une autorités souveraine qu’aucun privilège juridique n’a besoin d’appuyer. Dans la famille, l’homme est le bourgeois; la femme joue le rôle du Prolétariat ».

Les fortes évolutions du noyau familial qu’on connaît aujourd’hui, sans avoir fait disparaître la division genrée du travail domestique, prouvent l’absence de naturalité d’une telle (non-)répartition. Les familles monoparentales sont nombreuses (82% de ces familles ont à leur tête des femmes), les familles homoparentales sont maintenant un modèle familial reconnu. Ces familles, diverses, sont la preuve que l’organisation de la cellule familiale n’a aucun rapport naturel avec une division sexuée. L’homme peut survivre sans une femme au foyer, et inversement.

Le maintien des femmes dans la précarité se reflète dans la société et inversement. Il existe une action réciproque entre le quotidien des femmes et leur place dans le monde du travail. L’un justifie l’autre. Et vice versa. Prenons l’exemple des infirmières qui n’étaient pas considérées comme des travailleuses avant le début du XXème siècle et le début de formations sérieuses pour le devenir. On considérait que le soin et la douceur étaient des vertus naturelles des femmes et que cela ne nécessitait aucune compétence professionnelle. A perduré dans le “Manuel de l’infirmière” que la propreté est une des vertus essentielles de l’infirmière.

“Vous êtes là pour nourrir le malade, le soigner et le panser, le laver avec patience, avec délicatesse comme si vous étiez sa mère ou sa sœur.”

Plus tard en 1901, paraît dans le “Bulletin des infirmières” :

“Être infirmière ce n’est plus comme autrefois, c’est exercer une profession qui demande autant d’intelligence et de dévouement que de forces physiques. C’est exercer une profession libérale.”

Durant la Grande Guerre, une nouvelle ambiguïté surgit dans la devise de l’union des femmes françaises :

“Tous les hommes au front, toutes les femmes aux ambulances.”

L’élan de l’union sacrée requiert de faire appel aux vraies qualités des femmes (douceur etc.) si bien que les compétences professionnelles sont gommées au profit d’une aptitude universelle des femmes aux soins. Mais ceci ne s’accompagne pas d’une amélioration des conditions matérielles. En 1922, on assiste à la création du diplôme d’infirmière. C’est donc une lutte de tous les jours pour sortir les femmes des assignations naturelles que le patriarcat lui impose. L’entrée des femmes dans le monde du travail a longtemps été vécu (est vécu?) comme une concurrence déloyale. Cette “concurrence” est induite par la condition même du salariat. Les postiers ont eu peur de voir leur métier dévalorisé, leurs salaires baissés. Les métallos, les typographes ont été jusqu’à demander l’exclusion des femmes de ces corps de métiers. On refusait aux femmes le statut même de prolétaire.

L’égalité n’est pas l’objectif unique, elle est conditionnée au fait que ce soit un travail compatible avec nos besoins et dans des conditions acceptables. La réflexion communiste, marxiste sur le travail est l’exigence d’un travail qui émancipe les individus et ainsi la société, cette exigence ne peut alors pas tolérer l’exploitation des femmes, dans le salariat, à la maison ou via le trafic de leurs corps. Le féminisme est un bien commun. Il participe d’un mouvement d’émancipation collective. Les formes de travail les plus aliénantes sont réservées aux femmes. Quand les féministes abordent la prostitution et arrivent à questionner le concept de travail, le féminisme devient un outil de lutte. L’approche féministe ne peut qu’être révolutionnaire.

Le féminisme questionne cette assignation, cette aliénation du travail afin que les femmes n’obtiennent pas simplement l’égalité dans l’asservissement mais bien une remise en cause totale de l’exploitation au travail et de l’aliénation du travail.

Réjane Sénac, chercheuse CNRS à Sciences Po, nous rappelle dans une interview :

« Rappelons que le Code civil de 1804 consacre l’incapacité juridique de la femme mariée et que les droits accordés ensuite aux femmes, tels que l’interdiction du travail de nuit en 1892, l’ont été pour protéger la fonction de mère et non pour reconnaître les femmes comme des individus à part entière. C’est ainsi que les Françaises ont dû attendre jusqu’en 1965 pour gérer leurs biens propres et exercer une profession sans autorisation maritale. Cette loi participe au défi qui consiste à repenser la cohérence du droit pour porter un républicanisme non pas idéalisé mais critique afin que l’égalité s’applique à toutes et à tous ».

Les femmes ont obtenu le droit d’être exploitées comme les hommes, plus encore que les hommes. 80% des bas salaires sont des femmes. Encore une fois, l’idée n’est pas de se battre pour avoir le droit d’être des patronnes. On se bat contre l’exploitation, pas pour devenir des exploiteuses. S’il y a une bataille historique à faire rentrer les femmes dans la sphère sociale comme condition première pour une émancipation future, ce n’est pas une condition unique.

En ce qui concerne la sexualité, on exige des femmes  fidélité et respectabilité. Ces exigences sont directement liés au rôle reproductif des femmes, que les hommes possédant se sont accaparés pour perpétuer leur propriété privée via leur descendance. Cet accaparement et ses bases économiques sont le terreau originel des violences sexistes et sexuelles. Ces violences aujourd’hui ne peuvent se résumer à ce seul caractère originel et ont acquis un caractère social, alimenté par la division genrée du travail.

On demande aux femmes de prévenir elle-même le risque de violences sexuelles. Il leur incombe par injonction morale de faire attention à leur tenue, à leur comportement, à leur sortie, à leur taux d’alcoolémie. Comme si la sécurité et la liberté des femmes ne dépendaient que d’elles. Il est également demandé aux femmes de ne pas faire trop d’esclandres.

Lorsqu’une vague de protestation sur les réseaux sociaux (balance ton porc, mee too) a déferlé sur la planète, cela a conduit tout un pan de la société à décréter que la violence de ces tweets allait trop loin, que les hommes auraient désormais peur d’aborder une femme. Triste ironie. De quel côté la peur est-elle ? De quel côté la cruauté est-elle ? Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son (ex-)conjoint, si 100% des femmes sont harcelées dans les transports publics, si plus d’une femme sur 10 déclare avoir déjà été victime de viol. L’idéologie dominante patriarcale est tellement ancrée que toute cette réalité de violences, toutes ces femmes assassinées, passent plus inaperçues que quelques tweets abrupts.

En réponse à ces injonctions de « responsabilisation » et de culpabilisation face aux phénomènes de violences faites aux femmes, les mouvements féministes sont nombreux et de plus en plus puissants.

« La révolution sera féministe, ou ne sera pas.”

Actuellement brandi par les étudiantes Chiliennes, ce slogan est historique sans être daté. Intemporel, il peut être interprété comme un signal clair, un avertissement intransigeant : il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire sans destruction du patriarcat. Face à un système universel, un slogan universel.

Notre féminisme lutte des classes a pour objectif de construire une société libérée de toutes les formes de domination et de discrimination qui passe par la caractérisation de ces dominations et de leurs liens. Longtemps le mythe du féminisme bourgeois a sévi où l’on disait que les femmes défendaient davantage une solidarité de sexe que de classe. Comme si le féminisme attaquait l’unité des combats.

Saliha Boussedra, philosophe, écrit:

“Contrairement à notre époque où le féminisme est simplement rangé parmi les questions dites « sociétales », les révolutionnaires russes avaient d’une part pris la mesure de la composante matérielle des catégories de travailleurs où les femmes étaient nombreuses, d’autre part ils savaient que le but d’une révolution communiste consiste en l’abolition de la propriété privée. Cela ne signifie rien de moins que l’abolition de la propriété privée des moyens de production ainsi que de la propriété privée qui a trait à la famille et à la division du travail qui la caractérise. (Abolir la propriété privée familiale ne signifie pas abolir les rapports femmes-hommes, ni la parentalité, mais les conditions matérielles qui fondent ces liens, de la division du travail qui fonde cette forme de propriété privée.) La question des femmes et de leurs droits réels n’était donc pas une question secondaire et « sociétale », elle constituait au contraire un enjeu fondamental dans la remise en cause de la propriété privée et de la division du travail qui la fonde. […]Continuer à percevoir la lutte féministe seulement comme une question « sociétale » et non comme une lutte fondamentale contre la division du travail et la propriété privée (capitaliste et familiale), c’est se condamner durablement à se priver de l’autre moitié du ciel qui constitue pourtant un enjeu décisif dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire.”

Conquérir l’égalité dans la vie familiale, dans la vie professionnelle et dans la vie publique en général est une urgence sociale. Chaque nouvelle conquête remet en question non seulement l’ordre patriarcal mais aussi l’aliénation capitaliste. Le jeu de récupération des aspirations à l’égalité auquel se livre la classe dominante ne remet pas en cause le caractère nécessaire de cette bataille. En intégrant l’enjeu de l’égalité entre les sexes et les genres dans une perspective de concurrence libre et non faussé, la classe dominante renforce toutefois l’unité de celles et ceux qui ont intérêt au changement. La seule égalité des sexes n’est pas un dépassement du capitalisme, elle est toutefois une condition nécessaire, à la fois à l’unité de la classe laborieuse, à la fois à un changement de société réel. Il faut donc avec les chiliennes affirmer :

“La révolution sera féministe ou ne sera pas.”


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