Une page sombre du colonialisme français. Le bagne des annamites et le territoire de l’Inini

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Une page sombre du colonialisme français. Le bagne des annamites et le territoire de l’Inini

Le vendredi 8 juillet 2022, la Commission régionale du Patrimoine et de l’Architecture (CPRA) a donné son accord pour l’inscription aux monuments historiques du site pénitentiaire de la crique Anguille. Vestige d’un passé colonial trouble, le « bagne des annamites » masquait d’autres desseins qu’une simple mesure de détention. 

Indochine-guyane : un pont entre deux colonies françaises

Depuis le XIXe siècle, la puissance coloniale française s’est accaparé la péninsule indochinoise et créa ainsi l’Indochine française comprenant le Cambodge, le Vietnam, le Laos ainsi qu’une petite partie de l’actuel territoire chinois. Au début du XXe siècle, des velléités nationalistes émergent dans ces territoires colonisés. Il s’agit alors pour les colons français de faire face à la montée de ces idées et ainsi d’endiguer l’action des activistes indépendantistes. 

À plus de 15 000 kilomètres de l’Indochine française, en Amérique du Sud, se trouve une autre colonie française : la Guyane. Ce territoire est sous le joug français depuis le XVIe siècle et accueille plusieurs bagnes depuis le XVIIIe siècle. Ces bagnes sont réservés aux criminels de la France hexagonale et ont pour objectif le peuplement de la Guyane française par les anciens bagnards, obligés de rester en Guyane après leur libération.

Le 6 juin 1930, un décret proclame la création d’une nouvelle subdivision administrative : le territoire de l’Inini. Il représente l’entièreté de la Guyane à laquelle a été soustraite la bande côtière, lieu de vie de la plupart de la population. Le territoire de l’Inini, presque entièrement recouvert par la forêt amazonienne, détient la quasi-totalité des ressources naturelles disponibles en Guyane (or, bois précieux, etc.). Son administration directe par le gouverneur de la Guyane, devenu également gouverneur de l’Inini, lui permet ainsi une totale liberté d’action quant à l’exploitation de ressources qu’offre la forêt. 

Le malheur des uns supposé faire le bonheur des autres

Deux problématiques se sont alors imposées aux gouverneurs de l’Indochine et de l’Inini : réussir à étouffer la montée des velléités nationalistes dans la colonie indochinoise d’un côté et trouver de la main-d’œuvre pour exploiter les matières premières qu’offre la forêt amazonienne de l’autre. 

Avec l’aide du ministre des colonies, les deux gouverneurs décident d’un plan commun, solution à leurs problèmes respectifs : envoyer les prisonniers indochinois en Guyane française puis dans le territoire de l’Inini et ainsi fournir une main-d’œuvre gratuite. Ce sont alors 997 prisonniers indochinois qui seront envoyés dans la colonie sud-américaine.

Le statut des prisonniers indochinois extradés n’est jamais réellement précisé dans les archives administratives de l’époque, mais ici se pose alors une réelle question : étaient-ils considérés comme des prisonniers de droit commun ou comme des prisonniers politiques ? 

Rappelons que selon la loi du 8 juin 1850, il est interdit de faire travailler un prisonnier politique alors qu’un prisonnier de droit commun est généralement condamné aux travaux forcés dans les bagnes. Ces prisonniers, sans statut, étaient pourtant de fait des prisonniers politiques par les motifs de leur emprisonnement ; ils seront alors acheminés depuis le territoire guyanais vers le territoire de l’Inini où ils seront exploités.

Ces malversations commises par l’État colonialiste français ne sont malheureusement que peu connues du grand public, mais ont permis à l’époque l’exploitation scandaleuse de centaines d’Indochinois, qui ont pour certains perdu la vie dans les bagnes guyanais.

Le bagne des annamites

Il existe trois Établissements Pénitentiaires Spéciaux (EPS), ou bagnes annamites, au sein du territoire de l’Inini : « Saut Tigre » sur le fleuve Sinnamary (dont les vestiges sont désormais presque entièrement engloutis par le barrage de Petit Saut), « la Forestière » à Apatou et « Crique Anguille » à Tonnégrande. 

Tous furent construits par les condamnés indochinois à partir de 1931, année d’émergence du premier camp pénitentiaire. Les principales missions des bagnards étaient agricoles, afin de subvenir à leurs propres besoins, mais également de travailler sur les chantiers administratifs à la mise en œuvre des travaux publics. 

C’est ainsi qu’ils ont œuvré à la construction d’une route qui devait relier Cayenne au Maroni passant par les zones aurifères. Cette route est déclarée praticable à partir de 1939 et fait 36 kilomètres de long. Complétée par la suite, elle est aujourd’hui appelée Route du Galion et est empruntée chaque jour par les Guyanais. 

Les prisonniers indochinois ont également construit la voie de Decauville, un chemin de fer permettant de transporter les matières premières exploitées sur le territoire de l’Inini. Ce chemin de fer fut laissé à l’abandon, mais il est toujours possible de voir quelques vestiges des rails. 

Le rôle de surveillants pénitentiaires était tenu par les tirailleurs sénégalais, corps militaire de l’armée coloniale française constituée en 1857 et dissoute dans les années 1960. En confiant cette mission de surveillance aux tirailleurs sénégalais, l’État français a instauré une hiérarchie entre les populations colonisées, ce qui engendra une maltraitance accrue des bagnards indochinois par les surveillants pénitentiaires alors que les conditions de vie des prisonniers étaient déjà inhumaines. 

Certains se suicidèrent là où beaucoup d’autres moururent d’épuisement, de malnutrition ou de causes naturelles. 

La liquidation des camps spéciaux de l’Inini fut ordonnée le 4 mai 1944 à Alger. Ce n’est qu’en 1963 que se termine le rapatriement des condamnés de l’Inini. Les pays indochinois étaient indépendants depuis 1954.


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