Vers la fin des armées nationales ?

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Vers la fin des armées nationales ?

Le 23 juin dernier, le propriétaire du groupe mercenaire russe Wagner, Evgueni Prigojine, annonçait à la télévision et sur les réseaux sociaux une opération militaire fulgurante dirigée contre l’Etat-Major de l’armée russe, accusé d’avoir commis “un grand nombre d’erreurs durant l’opération militaire spéciale”. Il n’en fallait pas moins aux commentateurs occidentaux de tous poils et aux experts autoproclamés pour annoncer le début d’une rébellion contre la dictature poutinienne, couvrant les voix des véritables experts. Ces derniers pointaient non pas une logique de rébellion dans les forces armées russes, mais un duel politique entre les forces oligarchiques privées et les volontés hégémoniques du pouvoir central. 

La privatisation des armes, une tradition longue de l’humanité

Les premiers mercenaires ne datent pas d’hier. Des troupes auxiliaires appuyant les légions romaines jusqu’aux lansquenets allemands de l’époque moderne, le métier des armes a toujours représenté un attrait pour ceux qui se trouvaient en recherche d’une manne financière ou d’une reconnaissance sociale. Cette utilisation massive ou non de la force mercenaire s’est toujours appuyée sur une armée conventionnelle, mais aussi sur une volonté affichée de la part des États de déléguer certaines fonctions militaires à des acteurs “privés”. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la Compagnie Britannique des Indes Orientales, société privée, agit comme la gestionnaire des colonies britanniques et sert les intérêts d’un État expansionniste et colonial. Elle possède ainsi sa propre marine et ses propres troupes, degré ultime de la privatisation des armées.

Prigojine et Poutine : l’indépendance des sociétés militaires privées ?

L’organisation des forces militaires russes (privées et non-privées) met davantage en lumière la complexité des imbrications entre ces SMP de plus en plus puissantes et le pouvoir politique. Il n’y a jamais eu d’affrontement entre “une armée privée” et “une armée nationale”. Wagner est ainsi un pur produit du pouvoir central russe et Prigojine un membre du cercle proche de Vladimir Poutine et candidat à sa succession jusqu’à son exil partiel à la fin de la “rébellion Wagner”. 

Cette dernière s’était d’ailleurs mise en mouvement en réalité pour contester une volonté d’hégémonie de la part du ministère de la Défense Sergeï Choïgou sur la société Wagner. Or Choïgou ne doit pas être dépeint comme le représentant d’un État central menacé par le privé : il fonde lui-même en 2018 la milice privée Patriot afin de concurrencer la prépondérance du groupe Wagner dans les contrats proposés par l’armée russe. Le caractère fédéral de la Russie ajoute encore à ce mille-feuille militaire la diversité des forces venant du reste de la fédération, particulièrement illustrée durant l’invasion de l’Ukraine par les troupes tchétchènes de Ramzan Kadyrov.

À l’Ouest, la privatisation du domaine militaire se fait sans bruit

L’Occident ne fait guère office de modèle sur la question. Dans les années 1990, l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs aux États-Unis amène à une transformation profonde du modèle militaire américain. La fin de la guerre froide rend possible une chute drastique des effectifs de l’US Army. Cette chute s’accompagne d’une prise en charge de certaines tâches par les SMP américaines, dont la plus connue est certainement l’entreprise Blackwater, comprise aujourd’hui dans le groupe Academi

Les passages des républicains Dick Cheney puis de son successeur Donald Rumsfeld au secrétariat à la Défense ont permis la dévolution de pans entiers de l’organisation militaire américaine à ces sociétés privées. Et, comme en Russie, ce nouveau pouvoir des sociétés militaires privées ne se construit pas contre le pouvoir d’un État trop centralisé, mais accompagné et soutenu par les politiques de ce même État.

En France, malgré une longue histoire économique marquée par l’importance de la souveraineté nationale et l’efficacité de grands groupes publics, la privatisation de l’armement a fait progressivement son chemin. Certes, les sociétés privées de mercenariat telles que Blackwater ou Wagner n’ont jamais eu le succès qu’ont pu avoir leurs homologues russes ou américaines du fait de la culture nationale de l’armée française, fortement ancrée. Mais, les grandes années du néo-libéralisme ont tout de même amené la constitution en France de puissantes entreprises privées gérant toutes les étapes de la production de certains matériels militaires, de la conception à l’assemblage. Que ce soit Dassault pour l’aviation et l’électronique ou Nexter et Arquus pour l’équipement motorisé terrestre, les entreprises privées françaises ont une place majeure dans la fourniture de l’équipement militaire français. L’exemple de la famille Dassault souligne la proximité entre ces grands groupes industriels et le pouvoir politique.

À travers la mauvaise lorgnette

Comprendre le développement des sociétés militaires privées comme un désengagement de l’État serait tentant, mais la formule reste trompeuse. La privatisation de la force armée ne marque pas une disparition des armées nationales, mais l’institutionnalisation progressive du privé dans l’organisation des missions militaires des États. 

La France voit ainsi ses effectifs militaires augmenter. Pourtant, l’emprise des groupes privés ne se fait pas moins ressentir. En Russie, nul affrontement entre le privé et l’État mais bien l’utilisation par des personnalités venant à la fois du circuit politique et économique de ces sociétés privées pour asseoir leur légitimité dans l’appareil.

Comment ces sociétés militaires privées ont-elles acquis un tel succès non seulement auprès des États, mais aussi parfois auprès des populations ? Tout d’abord, la forme administrative des SMP et leur chaîne de commandement particulière leur apporte un champ d’action qui se soustrait aux impératifs légaux de la “guerre propre”. Les exactions commises par Wagner en Ukraine et au Mali ou par Blackwater en Afghanistan et en Irak n’ont eu aucune conséquence concrète et ces entreprises n’ont jamais perdu leur partenariat avec leurs pays d’origine. 

Le soutien de la population aux SMP peut venir de différentes causes, comme en Russie ou Prigojine a pu bénéficier de son image de chef de guerre. Aux États-Unis, la constitution même de la nation à travers la Destinée Manifeste repose sur une image fantasmée de l’entrepreneuriat.

Finalement, la critique de la privatisation des armées ne pourra se faire qu’en analysant les interdépendances concrètes entre l’État et les intérêts économiques de ces SMP. Ce processus de privatisation n’a jamais l’histoire d’une concurrence, mais celle d’une collaboration et même d’une complémentarité.


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