« Beaucoup trop de savants vivent reclus dans des tours de verre et s’isolent »

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« Beaucoup trop de savants vivent reclus dans des tours de verre et s’isolent »

Entretien avec Acermendax et Vled Tapas, les créateurs de la chaîne de vulgarisation scientifique « La Tronche en Biais ».

Alors que nous vivons une crise sanitaire unique en son genre et que de nombreuses théories du complot commencent à fleurir sur les réseaux sociaux, la question de la zététique et de facto la lutte contre les fake news et autres croyances semblent cruellement d’actualité. 

Vled Tapas, Acermendax, tout d’abord merci d’avoir accepté cette nouvelle interview, la première de mes questions porte sur un thème que vous avez moult fois abordé, celui de la vaccination. En 2019, des articles du Point et du Figaro expliquaient que les Français faisaient partie de ceux qui doutaient le plus des bienfaits de la vaccination. Selon vous d’où vient cette méfiance envers une pratique qui a pourtant déjà fait ses preuves et qui, disons-le, est loin d’être aussi dangereuse que certains l’imaginent ?

Acermendax : Beaucoup de facteurs peuvent jouer. D’abord il y a la méfiance que les autorités inspirent au peuple, le doute sur la validité des décisions prises au nom du peuple.

Mais encore plus fondamentalement que ça, de nos jours les maladies tuent plus rarement, on meurt plus vieux, l’incroyable efficacité de la médecine retire du paysage les maladies dont on avait peur. Et dans le même temps, on devient très exigeant avec la qualité de notre environnement pour d’excellentes raisons ! Les grosses industries ont trop souvent pollué et tué ; leurs mauvaises pratiques n’ont reculé que face à des lois devenues sévères. On veut désormais que tous les risques soient contrôlés et réduits à zéro. Alors quand on vous propose d’injecter à un enfant a priori en bonne santé un produit issu de gros laboratoires pour le protéger de maladies qui ne font plus peur, on se focalise sur les effets secondaires potentiels et on se met même à croire aux histoires qui inventent des effets imaginaires où tracent des liens de causalité fictifs avec des affections bien réelles comme la sclérose en plaques. 

Vled : Malheureusement encore beaucoup trop de savants vivent reclus dans des tours de verre et s’isolent tout seuls du peuple. Ce faisant ils rendent la science aussi hermétique qu’antipathique et encouragent à trouver d’autres sources de création d’information et de savoir. Or, comme le fait remarquer Acermendax, ce n’est pas intuitif d’injecter dans un enfant en bonne santé un produit « chimique ». Et ce dernier terme est important puisque le chimique, terme aussi hermétique que tous ceux associés à la science, est déconnecté de son sens réel et prend une connotation très négative de manipulation d’un naturel fantasmé et prétendument plus sain. 

Avant de vous attaquer à des sujets plus actuels, vous avez aussi réalisé des vidéos sur l’homéopathie. À droite, comme à gauche, de nombreuses personnes sont pour le déremboursement de cette pratique. Pourtant l’homéopathie a toujours de nombreux soutiens, que ce soit dans la population, ou dans les médias. Comment expliquez-vous ce phénomène ? 

Acermendax : Les laboratoires qui commercialisent ces produits, les pharmacies qui les mettent en vitrine ne peuvent pas ignorer l’état de l’art. Ils ne financent pas les études qui pourraient prouver que leurs produits sont efficaces. Ils engrangent les profits sans investir dans la recherche. Tout ça est factuel. J’en infère qu’ils savent très bien ce qu’ils font, qu’il s‘agit d’un cas de tromperie caractérisé.

À côté de ça il y a certains médecins qui y ont recours dans le but de ne pas donner aux patients des médicaments dangereux tout en cherchant à bénéficier de l’effet placebo ; c’est une tromperie que je trouve plus honnête, mais très imprudente, car elle met en péril la relation de confiance entre le soignant et le soigné. Enfin il y a ceux qui y croient sur un registre quasi religieux, car il y a derrière l’homéopathie, depuis sa genèse, toute une vision du monde qui flatte certaines intuitions, c’est l’objet du dernier chapitre de mon livre sur le sujet.

Vled : Les complots et les lobbies existent. Nier leur existence fait aussi peu sens que de les voir partout. Le terme de « lobbying » est on ne peut plus exact en la circonstance selon moi. On est clairement face à un produit qui tente d’établir son hégémonie. Songez que les vaccins ne font pas de pub à la télé. Pas plus que l’aspirine ou toute autre forme de médicament. Je n’ai pas besoin de citer de cas pour que certains slogans de publicité homéopathiques vous reviennent en tête, j’en suis sûr.

On ne peut pas en vouloir aux personnes qui consomment de l’homéopathie tant leur publicité est alléchante. Songez qu’il s’agit tout de même d’un produit destiné à nous faire nous sentir mieux, mais qui ne comporte aucun effet secondaire. On peut l’obtenir sans ordonnance, ce qui est très séduisant compte tenu du comportement de certains médecins. À ce propos, on sait d’ailleurs que les médecins homéopathes prennent plus de temps avec leurs patients, qu’ils prétendent leur donner des remèdes personnalisés, ils sont en moyenne plus attentifs que les médecins « ordinaires » qui ont un métier très compliqué et pour qui c’est l’usine en permanence. Ce sont autant de facteurs qui participent au succès de l’homéopathie.

Parlons maintenant du Coronavirus et de tous les fantasmes qui entourent cette épidémie. Depuis le début de celle-ci le premier nom qui vient en tête de nombreux français c’est celui de l’éloquent et provocant professeur marseillais Didier Raoult. Vous ainsi que de nombreux autres vulgarisateurs scientifiques avez pointé du doigt les méthodes assez douteuses qui lui ont permis d’affirmer que l’hydroxychloroquine était un traitement miracle contre le COVID-19… Peut-on lui donner du crédit ? Y a-t-il encore des raisons de croire en l’efficacité de ce traitement ? 

Acermendax : Il ne me revient pas de désigner des responsabilités médicales. Un temps viendra pour que les autorités compétentes s’expriment là-dessus. Et je n’ai pas d’avis sur l’efficacité de ce protocole puisque les preuves scientifiques manquent. J’ose pronostiquer que l’effet, s’il existe, n’est pas si spectaculaire que ça puisqu’à ce jour, 3 mois après les premières déclarations, aucune étude solide ne le met en évidence tandis que les travaux concluant à son inefficacité se succèdent. 

Le plus grave est ailleurs, pour le vulgarisateur des sciences que je suis. Nous assistons à un court-circuitage du fonctionnement de la science par un homme qui s’adresse directement au public pour délivrer sa vérité personnelle, qui dénigre les précautions demandées par ses collègues, qui insulte ses contradicteurs (des fous, des enfants…), qui rappelle sans cesse qu’il est le meilleur expert au monde (sur la base d’une métrique qui met surtout en avant les mandarins exploitant sans vergogne les équipes placées sous leur autorité) et crie à la fraude et à la fake news quand d’autres publient des études pourtant moins biaisées que les siennes.

Il emploie malheureusement toute la panoplie rhétorique qui nous permet d’ordinaire de reconnaître les charlatans. Seulement Didier Raoult n’est pas un charlatan, c’est un professionnel qui devrait agir et parler avec la rigueur attendue de sa position. Surtout en situation d’urgence où l’on n’a pas le temps de se tromper et de tout miser sur un protocole s’il ne fonctionne pas vraiment. Son succès auprès des conspirationnistes et des pseudo-scientifiques nous indique une chose simple : Didier Raoult va devenir un totem, une référence pour rejeter la parole et la méthode scientifiques. Il a quand même osé dire « le consensus c’est Pétain ».

 Vled : Malheureusement, comme cela a été dit au tout début, la science n’a pas très bonne presse. Notamment à cause d’une mauvaise communication et d’un manque de volonté de beaucoup de savants, notamment assez vieux, à se mélanger avec les non savants. Or, Didier Raoult s’oppose frontalement à ça. Il est éloquent. Il communique. Il critique ses collègues. Il est un allié de choix pour toutes les personnes qui n’ont plus confiance dans la science : il a l’autorité, mais il critique les autres ainsi que la méthode. Et il a une blouse.

L’autre personne a avoir beaucoup fait parler d’elle dernièrement, c’est le Professeur Luc Montagnier, prix Nobel en 2008, qui a déclaré que le COVID-19 aurait été créé par l’homme à partir du virus du SIDA. Cette révélation va dans le sens de nombreuses théories du complot et même de certaines déclarations de politiques. Pouvez-vous dans un premier temps nous parler un petit peu de son parcours assez « atypique »

 Acermendax : Très vite les théories conspirationnistes ont éclaté. Après tout, on peut en effet imaginer d’un virus expérimental s’échappe, ce n’est pas fou. C’est bien pour ça que des équipes se sont penchées sur la question. Un papier paru dans Nature a calmé tout le monde : le virus ressemble à tous les virus naturels ; il ne contient aucune trace de manipulation de son génome par l’humain, et en particulier aucune séquence qu’on serait allé chercher sur le VIH. C’est ça l’état de l’art : une origine naturelle, mais qu’il reste encore à élucider pour comprendre les étapes qui ont conduit à l’infection de notre espèce par un virus qui se trouve en temps normal chez la chauve-souris.

Monsieur Montagnier a reçu les honneurs d’un prix Nobel pour la découverte faite par François Barré-Sinoussi et Jean-Claude Chermann. Montagnier était directeur administratif de leur équipe. Il était leur patron. Il a reçu le prix. D’aucuns estiment ça assez anormal. Dès 2009 il faisait la promotion de la mémoire de l’eau et racontait à la presse le résultat d’expériences publiées dans une revue dont il dirige la ligne éditoriale, une pratique anormale. Ses thèses plaisent aux homéopathes et aux amateurs de New Age mais échouent à convaincre les scientifiques. Alors il les accuse d’être étroits d’esprit ou lâches, puisqu’ils se tairaient face au « terrorisme intellectuel » qui règnerait en France. Luc Montagnier est le meilleur (et le pire) exemple d’un scientifique de renommée mondiale dont la crédibilité scientifique est égale à zéro. Ses déclarations télévisuelles sur le virus SARS-CoV2 sont ineptes et les journalistes qui lui ont tendu un micro ont ajouté à la confusion ambiante, c’est un bien mauvais travail. 

De nombreuses théories circulent autour des effets prétendument nocifs de la 5G et depuis quelques temps certains prétendent qu’elle favoriserait la diffusion du Coronavirus, que pensez-vous de cette idée largement relayée sur les réseaux sociaux ? 

Vled : Pour commencer, l’hypothèse de la 5G est très très très hautement improbable. Les ondes font peur de manière générale et elles sont un bouc émissaire assez fréquent. Il est bien plus probable que la propagation rapide de ce virus soit due au fait que l’humain bouge très facilement de nos jours. Il prend l’avion. Il est très mobile. Ajoutez à cela une imprudence générale que l’on doit à ce fameux oubli des maladies graves, notre bonne santé et notre longévité. Il y a aussi une mauvaise gestion de crise de la part de beaucoup de gouvernements. Des rassemblements, notamment religieux, qui se croyaient au-dessus des risques de contagion. La sauce prend très vite.

Pensez-vous qu’il existe un lien entre le manque de rigueur journalistique sur certaines chaînes de télévision (on l’a encore vu récemment avec la polémique Stéphane Bourgoin, ou même l’invitation du P. Luc Montagnier sur CNews), le manque de parti pris de certains journalistes, la culture du putaclic aient un effet sur la montée en flèche des théories complotistes ?

Acermendax : Les journalistes sont une catégorie qui inspire plus de méfiance que de confiance aux Français. Le fait que les grands médias soient la propriété privée de quelques milliardaires n’a aucune chance d’améliorer la donne. L’inculture scientifique de la plupart des éditorialistes, l’absence de journalistes scientifiques dans beaucoup de rédaction et sur la plupart des plateaux TV fait le bonheur des faux experts et des bonimenteurs. Quand une information scientifique douteuse est partagée sur les réseaux sociaux, il devient plus raisonnable de chercher la réponse sur YouTube que dans les médias (même Raoult le dit !). C’est mauvais signe.

On vous accuse régulièrement d’être financés par le gouvernement français, par SANOFI […] récemment vous avez pris le temps dans une vidéo de tordre le cou à ses rumeurs délirantes. Néanmoins est-ce que le travail que vous faites sur la chaîne La Tronche en Biais et pour l’ASTEC (Association pour la Science et la Transmission de l’Esprit Critique) est un engagement militant ? Si oui quel est l’objectif de ce militantisme ?

Acermendax : Il y a certainement plein de dimensions personnelles à cette vocation… Une chose est sûre : nous avons personnellement intérêt à vivre dans une société où les décisions sont prises sur la base d’informations correctes par des gens réellement compétents disposant de connaissances valides. Tout le reste en découle. Il est profondément insupportable de voir des charlatans manipuler les masses, de constater que des croyances contagieuses poussent les gens à des comportements qui sont néfastes pour eux, pour leurs enfants et pour tout le monde en définitive. Une fois qu’on a posé ce constat, on peut essayer d’agir. Nous, c’est à travers l’ASTEC qu’on a choisi de le faire. 

Vled : J’ai tendance à penser que toute prise de parole publique est en partie militante, et en tout cas politique. En créant l’ASTEC, nous avons fait le choix de transmettre au plus grand nombre ce que nous avions nous-mêmes appris, notamment en ayant la chance d’avoir pu suivre un cursus universitaire. Sortir le savoir et la culture des universités est déjà, en soi, une initiative militante. Le nom même de l’ASTEC comporte une idée de propagation, de transmission. Littéralement, nous militons pour plus de science et d’esprit critique.

Dans la pensée matérialiste, la science joue un rôle crucial puisqu’elle s’oppose à l’obscurantisme qui enchaîne l’Homme à de vieilles croyances. Ainsi pour tout matérialiste, la science doit être un outil de lutte. Cet engagement scientifique, zététique, qui constitue votre cheval de bataille a-t-il pour but de lutter contre les idéologies populistes et notamment celles d’extrême droite ? 

Acermendax : En tant que militantisme pro-science, pro-méthode, pro-raison, la zététique a une dimension « politique ». Mais tout comme la science peut être manipulée pour réaliser des outils d’émancipation ou d’oppression, la zététique est pour moi une approche « neutre ». Je crois peu au mariage entre idéologie politique et outil épistémique. En revanche, il me semble que le plein exercice de l’esprit critique atomise les discours politiques qui s’emploient à exploiter les stéréotypes, les préjugés, l’essentialisme, l’instrumentalisation de certaines sciences en renforts d’idées racistes ou sexistes. Il y a des idées politiques incompatibles avec l’esprit critique.

Mais je crois qu’il faut commencer par rendre populaires les outils afin que les gens gagnent en autonomie et ne se laissent plus attraper par les énoncés trompeurs. Je conçois que le rôle d’un promoteur de la zététique comme moi n’est pas de me placer sur le champ politique au risque que ceux qui me prendraient pour leur ennemi choisissent de rejeter ces outils.

J’insiste toutefois sur le fait que ceci est ma conception personnelle et qu’il n’y a sans doute pas Une Bonne Façon de faire de la zététique 

Vled : Pour simplifier la chose, je dirais que la méthode scientifique n’est pas politique, c’est une méthode. En revanche, elle s’inscrit dans du politique à plus d’un titre. Elle est pratiquée par des individus qui ont des opinions politiques, revendiquées ou non. Elle est soumise à des limitations de temps et d’espace qui font qu’on ne peut pas tout étudier, il faut donc faire des choix sur les domaines qu’on va choisir d’étudier, ces choix sont politiques. Elles est soumise à des impératifs de budgets, ça aussi, c‘est politique. En somme, la méthode scientifique vise à ne pas orienter le résultat d’une initiative de recherche. Mais cette initiative a toujours des fondations politiques.

J’ai tendance à penser que la science aide à lutter contre le conservatisme en cela que ce qui caractérise le conservatisme, c’est l’absence de remise en question et la volonté de garder ce qui se fait pour la seule et unique raison que… C’est comme ça. La justesse, la vérité ou la rigueur n’ont pas voix au chapitre. Mais à « c’est comme ça ! » la science répond « pourquoi ? ». On va toujours plus loin avec des questions qu’avec des affirmations.

Dernière question qui s’écarte de la zététique et même de la science. Comment voyez-vous le monde d’après ? À quoi ressemblera le quotidien des Françaises et des Français ? Et vous ? À quoi aimeriez-vous qu’il ressemble ? Rêvons un peu. 

Acermendax : Hélas les gens auront plein de raisons de ne pas avoir plus confiance qu’avant dans les décisions politiques et dans la parole scientifique dans un contexte où les dégâts sociaux ouvriront un boulevard aux démagogues et aux confusionnistes qui ont éclos un peu partout durant l’épidémie. J’aimerais que cela incite tout le monde à chercher des moyens d’éviter les jugements hâtifs et les erreurs persistantes. Je crois que ça nous ferait du bien. Malheureusement je doute que cela arrive dans les proportions adéquates et dans les délais requis. Vled : Une partie de moi espère que les mauvaises décisions continuelles de ce gouvernement et des précédents encourageront les Français à vouloir tenter autre chose, à vouloir s’éloigner du conservatisme et du libéralisme. Qu’enfin, on donnera sa chance au socialisme, que l’argent sortira des poches des riches pour aller dans la recherche et dans l’entraide ! Les gens sont excédés et la popularité du gouvernement n’a jamais été aussi basse. J’ose souhaiter une révolution et un monde dans lequel les ressources et le savoir cesseront d’être les privilèges d’une minorité.


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