Ultra, JVLIVS, Neptune Terminus: grand cru pour le rap français

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Ultra, JVLIVS, Neptune Terminus: grand cru pour le rap français

Depuis le début de la crise sanitaire, la culture, ses lieux et ses acteurs souffrent d’un désintérêt total de la part du gouvernement et de sa ministre. La production artistique ne s’est pas arrêtée pour autant. 

À ce titre, le mois de mars qui vient de s’achever aura été particulièrement fourni en sorties hip-hop sur la scène francophone, après une année 2020 peu fournie, avec notamment trois projets de poids lourds du rap qui se dégagent. 

Ultra, de Booba

Pour son dixième et dernier album studio, le Duc de Boulogne assène un dernier grand coup à la scène rap française. Un projet simple et efficace confirmant son statut de star du rap français, du haut de ses vingt ans de carrière iconique. Bien que sa capacité à se renouveler et l’apport de nouveautés ont été les marqueurs de sa carrière, Booba frappe fort avec Ultra, sans pour autant sortir réellement de sa zone de confort. 

Pas le temps pour les regrets ? 

Sur fond de productions musicales plus ou moins mélancoliques voire teintées d’amertume, le projet apparaît comme un bilan plus que comme une apothéose. Débutant le titre éponyme de son album par les mots “Je vais m’arrêter de parler d’eux”, Booba change ses habitudes et propose un projet centré sur lui-même et ce qu’il a pu, ou non, accomplir. 

De cette manière, on peut clairement distinguer un projet en deux parties ou du moins une fin d’album dans laquelle se dégage un côté plus sombre, sentimental avec notamment les titres Ultra, Grain de sable, Dernière fois et l’Olivier amenant un côté presque crépusculaire au projet. On peut ici faire une mention spéciale au chef-d’œuvre Grain de Sable, un featuring avec la toute jeune chanteuse Elia, dont l’écriture résume cette partie du projet : la description sous des traits abstraits et amplement métaphoriques d’un artiste en fin de carrière, revenant sur son vécu.  

Rester “humble dans son arrogance”

Réputé pour son écriture iconique qui lui aura valu le surnom de « démon des images » attribué par l’essayiste Thomas A. Ravier dans la revue de littérature La Nouvelle Revue Française, B2O est tout aussi percutant par ses lyrics avec Ultra qu’avec ses autres projets. Les punchlines alternent de manière plus ou moins fluide entre provocation extrême et sensibilité, abordant des thèmes de tous genres, politiques, sociaux, mais aussi religieux, qui ne manqueront pas de faire réagir. 

Il n’aura par ailleurs pas été nécessaire d’attendre que le projet sorte pour que le rappeur s’attire les foudres de la droite et de l’extrême droite, l’accusant de blasphème. Ainsi des titres comme le morceau introductif GP, 31, accompagné par son acolyte haïtien Gato Da Bato, ou encore Bonne Journée en featuring avec SDM viennent en quelque sorte nuancer le côté mélancolique du projet, amenant quelque chose de plus “gangsta – rap” sur la forme comme sur le fond. 

“Jamais mordu la main qui m’a nourri, normal c’était la mienne”

Bien que Ultra résonne comme un adieu, les sept featurings proposés viennent nous rappeler qu’il n’est pas question pour le rappeur de mettre fin à sa carrière, mais de se concentrer au possible sur la production d’artistes à travers les casquettes de directeur artistique, et de directeur de trois labels (92i, Piraterie Music, 7 Corp). 

Elia, SDM, Dala, Gato da Bato, JSX ou encore Bramsito,  signés plus ou moins récemment dans les labels du rappeur apportent d’ailleurs au projet une fraîcheur certaine et une atmosphère “familiale”. En envisageant ses labels comme une famille artistique, son “équipage”, le Duc de Boulogne souhaite certainement prolonger le mot d’ordre qui a été le sien toute sa carrière durant : l’indépendance. De Tallac Records à Piraterie Music en passant par l’iconique 92i, il n’a jamais été question pour lui d’emprunter le chemin classique de la grande industrie du rap. Un choix qui lui vaudra une réputation certaine devenant ainsi le  «premier disque d’or en indé’». Notons que cette indépendance a ses limites: toutes ses maisons disques sont hébergées chez le géant Universal ou l’une de ses filiales, elles-mêmes propriété du groupe Vivendi. 

Neptune Terminus, de Youssoupha

Après presque trois ans d’absence sur la scène rap, et un dernier album en demi-teinte, le lyriciste Bantou le confirme : il ne faut jamais croire à la fin de carrière des rappeurs, même après des projets peu réussis. En nommant ce sixième album studio Neptune Terminus, le rappeur se donne pour ambition d’aller plus loin encore que ces derniers projets, et le pari est clairement réussi. 

Kinshasa sur Neptune

Dès son introduction, l’album nous plonge dans un atmosphère artistique et musicale inédite, dont le thème semble assez clair : l’espace. Ainsi, les noms de certains morceaux empruntent ce champ lexical de manière évidente : Houston, Astronaute, Neptune Terminus, Interstellar avec Gaël Faye ou encore Collision en featuring avec le rappeur Josman. 

Cependant loin de suffire à la cohérence d’un projet, la direction artistique semble prendre tout son sens dans les sonorités empruntés et les instrumentales. Dès la sortie du premier extrait de l’album intitulé Astronaute, le rappeur délivrait une prestation mélange entre rap et chant remarquable, sur une instrumentale planante, aérienne, marqué par l’utilisation habile du synthétiseur. L’extrait est accompagné d’un clip ambitieux, tourné en Côte d’Ivoire, où l’on peut retrouver le rappeur en Astronaute dans les rues d’Abidjan. Cette métaphore visuelle de l’astronaute en Afrique résume le mélange des sonorités qui fera de cet album une réussite. 

Comme le rappeur a pu le déclarer dans plusieurs interviews, l’ambition artistique du projet est en quelques sortes de mélanger la pop culture roots, dont le rappeur est issu, et la métaphore de l’espace. Un mélange inédit mais qui fonctionne. Ainsi, l’on peut retrouver tout le long du projet, les sonorités africaines auxquelles le rappeur, fils du grand artiste congolais Tabu Ley Rochereau, nous avait déjà habitués avec ses précédents projets.

« L’idée est de mourir jeune, mais le plus tard possible »

La question de la jeunesse est omniprésente dans la construction et le déroulé du projet. Le rappeur qui affirmait être «presque retraité» dans la conclusion de son précédent album ne semble pas avoir vieilli avec son public. Que ce soit dans les flows et les instrumentales qui sonnent bien actuelles ou dans le choix des featurings, Josman, Dinos, Lefa ou encore Jok’air, Youssoupha semble ne plus vouloir s’enfermer dans le schéma classique, voire cliché de sa carrière. 

Bien que certains sons peuvent être teintés d’égo-trip, le rappeur semble ne pas vouloir se placer au centre de son album, ne serait-ce que sur la couverture où c’est son fils qui occupe une place centrale. Il lui dédiera ainsi un titre, Mon Roi, dans lequel il délivre des conseils à sa progéniture. Pourtant, il semble que ce titre ne s’adresse pas plus à son fils qu’à lui-même et à tous ses auditeurs, à la manière d’un Orelsan dans Notes pour trop tard, qui semble avoir grandement inspiré le rappeur de Kinshasa. 

Un rappeur engagé ?

Bien que celui qui se définit comme «un pauvre avec de l’argent» réfute le titre de rappeur conscient, qu’on lui a longtemps attribué, il est indéniable que Youssoupha reste un grand lyriciste du rap français, dont les projets se proposent toujours réflexions et engagements. Toujours fidèle à son leitmotiv “qui prétend faire du rap sans prendre position?”, il distille références politiques et questionnements sociaux tout au long de son album. 

Le choix de la couverture , les références employés ou encore les thèmes abordés allant des violences policières aux conséquences de la précarité, en passant par la cause noire sont choisis minutieusement, et viennent confirmer la conscience politique du rappeur. Bien que non central dans le projet, cela offre indéniablement de la profondeur à l’album et constitue l’une des forces certaine du lyriciste Bantou, dont la carrière semble encore loin d’être terminée. 

JVLIVS II, de SCH

Un an et demi après la sortie du premier opus de la trilogie, le rappeur marseillais au profil si particulier marque un retour en force avec Julius tome II, un album studio de 19 titres, et certainement l’un des projets les plus attendus de l’année après le succès de la compilation “13 organisé” qu’il a marqué de son empreinte. 

Un retour aux sources ma gâté

S’il y a bien une chose à retenir du projet de SCH, c’est cette volonté indéniable de réaliser un projet entièrement “rap” dans sa composition, voire ” à l’ancienne”. Les morceaux se déroulent, sur un fond musical sombre et des beats variés, que le rappeur vient combler avec des performances et une technique remarquable, comme il a pu le faire précédemment sur des sons devenus classique tels que A7, Rêves de gosse ou John Lennon. Il n’a désormais plus à le prouver, et cela apparaît comme une évidence : SCH est l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur kicker de la scène Rap française. 

Jonglant sur les instrumentales avec une facilité presque arrogante, le rappeur marseillais a su exploiter un atout qui fonctionne, et qui lui aura permis d’accéder à une popularité grandissante tout le long de l’année 2020, grâce à ces couplets devenu iconique sur certains featuring avec des rappeurs comme Jul, Fianso, Zola, 13 Block ou encore Rim’K. Une année qui, pour le rappeur, résonne comme un sans faute commercial. 

Cette volonté de retourner à des sonorités plus «rap», comme sur le premier tome, et moins pop ne se limite pas au rappeur marseillais. En effet, si l’année 2019 s’est terminée sur le succès de musiques très dansantes tel que Ne reviens pas de Gradur, Moulaga de Heuss l’enfoiré et JUL ou encore Pookie d’Aya Nakamura, 2020 et 2021 semblent marquer par une ambition affirmée d’effectuer un “retour aux sources”. On peut notamment penser ici au projet du rappeur marseillais Alonzo, et à la reddition de l’album de Kaaris (en collaboration avec le producteur Therapy, avec qui le rappeur avait dû travailler sur Or Noir, un projet devenu classique). Le contexte sanitaire et politique, la fermeture des lieux de socialisation et de divertissement pour les jeunes depuis plus d’un an en sont certainement à l’origine: fini les clubs et les soirées, le rap doit alors proposer des contenus pouvant s’écouter dans son canapé, entre deux confinements. 

JVLIVS II, suite de JVLIVS ou de Rooftop ? 

Bien que ce projet soit une réussite commerciale, et une démonstration technique certaine, il semblerait cependant que cela n’ait pas été sans conséquence sur la direction artistique du projet. Le premier opus de la trilogie JVLIVS, sortie à la fin de l’année 2018 a été une réussite dans son originalité. Les clips, le thème, la complexité des instrumentales mais aussi et surtout la cohérence du projet dans son ensemble on fait de JVLIVS un classique incontestable du rappeur. 

Le deuxième tome sorti récemment perd cette ambition et, malgré la qualité des sons, a dû mal à trouver sa place dans la trilogie. Moins cinématographique mais plus diversifié sur les featurings, l’album n’a de JVLIVS que les thèmes du grand banditisme et du marché noir, amenés de manière moins habile que dans le premier opus, et les interludes narrés par la voix française d’Al Pacino. 

Cet album apparaît comme la suite logique de la carrière de SCH, qui a pris un tournant nouveau avec son album Rooftop paru en 2019 et le succès du projet 13 organisé, assez loin des ambitions que le rappeur s’était fixées à la sortie de JVLIVS. La rupture avec Guilty, le producteur  iconique du collectif Katrina Squad, et avec qui SCH avait signé ses anciens projets, semble être ici l’une des raisons impactant la direction artistique de l’album.

Avec la fermeture des lieux de divertissements, d’aucuns auraient pu penser que le rap connaîtrait une période difficile, incapable de revenir de ses explorations pop dans un contexte peu propice à ce type de contenus. Pourtant, ces trois projets sortis au mois de mars confirment la vitalité de la scène rap en France, et la capacité d’adaptation de trois de ses poids lourds, qui traversent les époques et les styles avec une aisance qui confirme que le hip hop est aujourd’hui la musique la plus actuelle et la plus branchée sur la sociétée et ses évolutions.


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